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Dérivée discrète

Définition

Tout d'abord, rappelons la définition de fonction dérivée de $f\colon\mathbb R\to\mathbb R$ : on définit une nouvelle fonction $f'\colon\mathbb R\to \mathbb R$ via
$$f'(x) := \lim_{h\to 0} \frac{f(x+h)-f(x)}h$$ (pour peu que cette limite existe). Dans le cadre de l'analyse discrète, on veut se débarrasser de ce concept barbare de limite, et vous verrez que tout se passera bien (enfin... vous verrez).

Pour faciliter les énoncés, et car nous n'aurons pas besoin de plus, nous allons nous restreindre au cas des fonctions $f \colon \mathbb Z \to \mathbb R$ définies sur les entiers. Sachez toutefois que tout est facilement généralisable au cas des fonctions $f \colon \mathbb R \to \mathbb R$.

Définition (Dérivée discrète)
Soit $h \ne 0$ un entier fixé. Étant donné $f \colon \mathbb Z \to \mathbb R$, on définit la nouvelle fonction $\Delta_h f \colon \mathbb Z \to \mathbb R$ par
$$(\Delta_h f)(x) = \frac{f(x+h)-f(x)}h$$ pour tout $x \in \mathbb Z$. C'est la (première) dérivée discrète de $f$.

Par exemple, si $h = 2$ et $f(x) = 3^x$, alors
$$(\Delta_2f)(x) = \frac12\cdot\big(3^{x+2}-3^x\big) = 4\cdot 3^x.$$ Une fois cette construction faite, on peut itérer et définir les $2^\text{ème}$, $3^\text{ème}$... dérivées discrètes par récurrence : $\Delta_h^{n+1}f = \Delta_h(\Delta_h^nf)$. Par exemple, pour $h = 1$, la deuxième dérivée discrète d'une fonction $f$ est
$$\begin{align*}
(\Delta_1^2f)(x)
& = (\Delta_1 f)(x+1) - (\Delta_1 f)(x) \\
& = \big( f(x+2)-f(x+1)\big) - \big(f(x+1)-f(x)\big) \\
& = f(x+2) - 2f(x+1) + f(x)
\end{align*}$$
Résultat
Plus généralement, on a
$$\Delta_h^nf(x) = \frac{1}{h^n} \sum_{i=0}^n (-1)^{n-i} \cdot C^i_n \cdot f(x+ih).$$

Idée de démonstration
Comme le coefficient binomial $C^i_n$ le laisse penser, on peut prouver l'égalité par récurrence à l'aide de la relation de Pascal.

Remarques
  • Par la suite, on fixera souvent $h=1$. Dans ce cas on note plus simplement $\Delta_1f = \Delta f$.

  • Selon le domaine, la dérivée discrète $\Delta f$ peut être définie de manière légèrement différente. Par exemple, en analyse numérique, l'idée est plutôt d'approximer la dérivée usuelle et non pas d'avoir de jolies expressions. Dans ce cadre on définit parfois
    $$(\Delta f)(x) = f\left(x+\frac12\right) - f\left(x-\frac12\right).$$ Dans ce chapitre, nous utiliserons toujours la définition ci-dessus, c'est-à-dire $(\Delta f)(x) = f(x+1) - f(x)$.

Le cas des polynômes

Comme pour la dérivée usuelle, la dérivée discrète d'un polynôme est elle-même un polynôme. On a même un peu plus, comme le montre le résultat suivant. Cela nous donne donc un nouvel outil pour jouer avec les polynômes.

Proposition
Si $P$ est un polynôme de degré $n$ et de coefficient dominant $a_n$ alors $\Delta_h P$ est un polynôme de degré $n-1$ et de coefficient dominant $n \cdot a_n$.

Démonstration
Notons $P(x)=\sum_{i=0}^na_ix^i$. On peut alors calculer (en utilisant la formule du binôme de Newton)
$$\begin{align}
(\Delta_h P)(x)
& = \sum_{i=0}^n \frac{a_i}h \big((x+h)^i-x^i\big) \\
& = \sum_{i=0}^n \frac{a_i}h \left(\sum_{j=0}^{i}\, C^j_i \cdot h^{i-j} \cdot x^j - x^i \right) \\
& = \sum_{i=0}^n \frac{a_i}h \sum_{j=0}^{i-1}\, C^j_i \cdot h^{i-j} \cdot x^j.
\end{align}$$ En regardant attentivement, on se convainc qu'il s'agit bien d'un polynôme. De plus, le terme de plus haut degré est obtenu pour $i=n$ et $j=n-1$, il s'agit plus précisément de
$$\frac{a_n}h \cdot C^{n-1}_n \cdot h^1 \cdot x^{n-1} = n \cdot a_n \cdot x^{n-1}$$ comme attendu.

Nous sommes maintenant déjà en mesure de présenter une première application ! Le problème suivant possède en effet une solution simple utilisant ces notions.

Problème
Soient $n$ un naturel et $0 < k_1< k_2< \ldots < k_n$ des naturels distincts tels que
$$k_1k_2\ldots k_n \mid (x+k_1)(x+k_2)\ldots(x+k_n) \quad \text{ pour tout $x \in \mathbb N$.}$$ Montrer que $k_i=i$ pour tout $i \in \{1, \ldots, n\}$.

Solution
Définissons le polynôme $P(x) = (x+k_1)(x+k_2)\ldots(x+k_n)$. L'énoncé indique que $P(x)$ est divisible par $k_1 k_2 \ldots k_n$ pour tout $x \in \mathbb N$.

  • D'une part, la formule
    $$(\Delta^nP)(x) = \sum_{i=0}^n (-1)^{n-i} \cdot C^i_n \cdot P(x+i)$$ permet d'affirmer que $k_1k_2\ldots k_n \mid (\Delta^nP)(x)$ pour tout $x \in \mathbb N$ (car tous les $P(x+i)$ sont divisibles par $k_1k_2 \ldots k_n$).

  • D'autre part, $P$ étant initialement unitaire (i.e. son coefficient dominant est $1$), la dernière proposition appliquée $n$ fois nous donne $(\Delta^n P)(x) = n!$. En effet, il doit s'agir d'un polynôme de degré $n - n = 0$ et de coefficient dominant $n \cdot (n-1) \cdot \ldots \cdot 1 \cdot 1 = n!$.

On obtient dès lors $k_1k_2 \ldots k_n \mid n!$. On peut maintenant conclure : l'hypothèse
$$0 < k_1 < k_2 < \ldots < k_n$$ implique que $k_i \ge i$ pour tout $i$ puis $k_1k_2\ldots k_n\ge n!$. Le naturel $n!$ ne possédant pas beaucoup de diviseurs supérieurs à lui-même, on se situe dans le cas d'égalité $k_1k_2\ldots k_n=n!$ c'est-à-dire $k_i=i$ pour tout $i$.