Théorie > Inégalités > Inégalités de Muirhead et de Schur

Prérequis

Résumé

Lorsqu'on désire démontrer une inégalité contenant diverses fractions, il est parfois tentant (souvent en dernier recours) de tout mettre au même dénominateur, pour obtenir une inégalité équivalente à la forme d'un polynôme à plusieurs variables. Le nombre de termes dans l'inégalité obtenue est alors souvent conséquent, et l'inégalité de Muirhead est un outil pouvant s'avérer utile dans une telle situation. Lorsque celle-ci ne permet pas de conclure, l'inégalité de Schur peut aussi aider puisqu'elle traite un cas que l'inégalité de Muirhead ne couvre pas.

Ce chapitre a été écrit par B. Legat et N. Radu et mis en ligne le 8 décembre 2014.

1. Inégalité de Muirhead

Pour énoncer l'inégalité de Muirhead, le plus simple est de commencer par définir la notion de $p$-moyenne.

Les $p$-moyennes

Définition
Soit $p = (p_1,\ldots,p_n) \in \mathbb{R}^n$ un $n$-uple de réels quelconques. Étant donnés $n$ nombres réels strictement positifs $x_1, \ldots, x_n$, on définit la $p$-moyenne des $x_i$ comme
$$[p]_x = \frac{1}{n!} \sum_{\sigma \in \mathrm{Sym}(n)}x_{\sigma(1)}^{p_1}\cdot x_{\sigma(2)}^{p_2} \cdot \ldots \cdot x_{\sigma(n)}^{p_n},$$ où $\mathrm{Sym}(n)$ désigne l'ensemble de toutes les permutations possibles de $\{1,\ldots,n\}$. On écrira parfois $[p]$ plutôt que $[p]_x$ lorsque les variables sont sous-entendues.

Par exemple, pour $p = (3,2,1)$, on a
$$[p]_{(a,b,c)} = \frac{a^3 b^2 c + a^3 b c^2 + a^2 b^3 c + a^2 b c^3 + a b^2 c^3 + a b^3 c^2}{6}.$$
Les moyennes arithmétiques et géométriques sont en fait des cas particuliers des $p$-moyennes. En effet, on a
$$\begin{align}
\left[(1,0,\ldots, 0)\right]_x &= \frac{1}{n!} \sum_{\sigma \in \mathrm{Sym}(n)} x_{\sigma(1)} \cdot 1 \cdot \ldots \cdot 1\\[2mm]
& = \frac{x_1+\ldots+x_n}{n},
\end{align}$$ c'est-à-dire la moyenne arithmétique, et
$$\begin{align}
\left[\left(\frac{1}{n},\frac{1}{n},\ldots, \frac{1}{n}\right)\right]_x &= \frac{1}{n!} \sum_{\sigma \in \mathrm{Sym}(n)} x_{\sigma(1)}^\frac{1}{n} \cdot x_{\sigma(2)}^\frac{1}{n} \cdot \ldots \cdot x_{\sigma(n)}^\frac{1}{n}\\[2mm]
& = \sqrt[n]{x_1x_2\ldots x_n},
\end{align}$$ c'est-à-dire la moyenne géométrique.

Inégalité de Muirhead

Un peu comme les inégalités sur les moyennes (harmonique, géométrique, arithmétique et quadratique), l'inégalité de Muirhead permet de comparer différentes $p$-moyennes de plusieurs nombres.

On se concentre pour cela sur l'ensemble $P \subset \mathbb{R}^n$ des $n$-uples décroissants, c'est-à-dire des $n$-uples $p = (p_1,\ldots,p_n)$ tels que $p_1 \geq p_2 \geq \ldots \geq p_n$. On dit alors que le $n$-uple $(p_1, \ldots, p_n) \in P$ majore le $n$-uple $(q_1, \ldots, q_n) \in P$, ce que l'on note
$$(p_1,\ldots,p_n) \succ (q_1,\ldots,q_n)$$ si les conditions suivantes sont satisfaites :
  1. Pour tout $1 \leq i < n$, on a $p_1 + p_2 + \ldots + p_i \geq q_1 + q_2 + \ldots + q_i$;
  2. $p_1 + p_2 + \ldots + p_n = q_1 + q_2 + \ldots + q_n$.
Par exemple, on a $(5,2,1) \succ (3,3,2)$ puisque $5 \geq 3$, $5+2 \geq 3+3$ et $5+2+1 = 3+3+2$.

On peut maintenant énoncer l'inégalité de Muirhead :

Inégalité de Muirhead
Soient $p = (p_1,\ldots,p_n)$ et $q = (q_1,\ldots,q_n)$ deux $n$-uples décroissants de nombres réels. Si $p \succ q$, alors pour tous réels strictement positifs $x_1, \ldots, x_n$, on a
$$[p]_x \geq [q]_x.$$ De plus, si $p \neq q$, alors le cas d'égalité se produit si et seulement si $x_1 = x_2 = \ldots = x_n$.

Remarque
L'inégalité de Muirhead est également vraie pour $x_1, \ldots, x_n$ positifs ou nuls, pourvu qu'aucun des $p_1, \ldots, p_n, q_1, \ldots, q_n$ ne soit négatif. On ne peut en effet pas mettre $0$ à une puissance négative. (On considèrera que $0^0 = 1$ si certains des exposants $p_1, \ldots, p_n, q_1, \ldots, q_n$ sont nuls). Notons toutefois que le cas d'égalité n'est plus simplement $x_1 = x_2 = \ldots = x_n$ lorsqu'on autorise les variables à être nulles, puisqu'une seule variable nulle peut parfois rendre les $p$-moyennes et $q$-moyennes égales à $0$.

Remarquons que $\displaystyle \left(\frac{1}{n}, \ldots, \frac{1}{n}\right) \prec (1,0,\ldots, 0)$, donc avec l'inégalité de Muirhead on retrouve que la moyenne géométrique de plusieurs nombres est toujours inférieure ou égale à leur moyenne arithmétique.

2. Astuces pratiques

Reconnaître une $p$-moyenne

La définition des $p$-moyennes peut ne pas paraître évidente, mais il est en fait très facile avec un peu de pratique de reconnaître une $p$-moyenne. En effet, lorsque l'on est en présence d'une expression symétrique telle que
$$a^2b^2cd + a^2bc^2d + a^2bcd^2 + ab^2c^2d + ab^2cd^2 + abc^2d^2,$$ alors il est très facile de l'écrire sous-forme d'une $p$-moyenne. Il suffit en effet de prendre les exposants d'un des termes, dans l'ordre décroissant, pour les $p_i$. L'expression est alors égale à $k[(p_1, \ldots, p_n)]$ où $k$ est le nombre de termes de l'expression. Pour notre exemple, on a donc simplement $6[(2,2,1,1)]$. De la même façon, on a par exemple $a+b+c = 3[(1,0,0)]$ puisque $a = a^1b^0c^0$.

En effet, lorsque l'on développe l'expression $\displaystyle\frac{1}{n!}\sum_{\sigma \in \mathrm{Sym(n)}}x_{\sigma(1)}^{p_1} \cdot \ldots \cdot x_{\sigma(n)}^{p_n}$, certains termes sont éventuellement égaux et se regroupent mais le dénominateur restera toujours égal au nombre de termes présents au numérateur. Par exemple, on a
$$[(1,0,0)] = \frac{x + x + y + y + z + z}{3!} = \frac{2x + 2y + 2z}{6} = \frac{x + y + z}{3}.$$

Symétrie et homogénéité

Pour que Muirhead ait une chance de permettre la résolution d'une inégalité, il faut que celle-ci soit symétrique et homogène (ou une somme d'inégalités symétriques et homogènes, auquel cas on peut éventuellement appliquer plusieurs fois Muirhead).
Par exemple, si on est en présence de l'inégalité non-homogène
$$a^2 + b^2 + c^2 \geq a + b + c,$$ on sait que Muirhead ne pourra pas directement s'appliquer. En effet, les $p$-moyennes ne seront pas comparables puisque la somme des $p_i$ pour le membre de gauche sera $2$ alors que cette somme vaudra $1$ pour celui de droite. L'inégalité se réécrit en fait comme suit:
$$3[(2,0,0)] \geq 3[(1,0,0)].$$
Il est cependant parfois possible de s'en sortir si l'on est en présence d'une condition sur les variables. Par exemple, si on a la contrainte $abc = 1$, alors on peut multiplier le deuxième membre de l'inégalité par $\sqrt[3]{abc}$ de sorte qu'elle devienne homogène :
$$a^2+b^2+c^2 \geq a\sqrt[3]{abc} + b\sqrt[3]{abc} + c\sqrt[3]{abc}.$$ Celle-ci se réécrit
$$3[(2,0,0)] \geq 3\left[\left(\frac{4}{3},\frac{1}{3},\frac{1}{3}\right)\right]$$ et Muirhead permet de conclure dans ce cas puisque $\displaystyle(2,0,0) \succ \left(\frac{4}{3},\frac{1}{3},\frac{1}{3}\right)$.

Nombre de termes

Une autre condition sans laquelle il ne sera pas possible d'appliquer Muirhead est qu'il y ait le même nombre de termes dans chaque membre de l'inégalité que l'on désire prouver.
Par exemple, si on est en présence de l'inégalité
$$9abc \leq a^2+b^2+c^2,$$ l'inégalité de Muirhead ne pourra pas directement fonctionner puisqu'il y a $9$ termes à gauche et seulement $3$ à droite. Notons qu'elle n'est en plus pas homogène.

Mais si cette fois, on est sous la contrainte $a+b+c=1$, alors il est possible de régler ce problème en multipliant le membre de droite par $a+b+c$. On obtient alors
$$9abc \leq a^3 + b^3 + c^3 + a^2b + a^2 c + b^2 a + b^2 c + c^2 a + c^2 b,$$ ce qui peut se réécrire
$$9[(1,1,1)] \leq 3[(3,0,0)] + 6[(2,1,0)].$$ Cette dernière inégalité est vraie, en appliquant deux fois Muirhead, puisque $(1,1,1) \prec (3,0,0)$ et $(1,1,1) \prec (2,1,0)$.

3. Inégalité de Schur

Il arrive parfois que l'on parvienne à une situation a priori idéale pour appliquer l'inégalité de Muirhead, mais que celle-ci ne permette pas de conclure. Une alternative est alors d'utiliser l'inégalité de Schur énoncée ci-après.

Inégalité de Schur
Soient $x,y,z \in \mathbb{R}^+$ et $t \in \mathbb{R}$. Si $t \leq 0$, alors on suppose que $x, y$ et $z$ sont non-nuls. On a
$$x^t(x-y)(x-z) + y^t(y-z)(y-x) + z^t(z-x)(z-y) \geq 0.$$

Démonstration
Comme l'inégalité est symétrique, on peut supposer sans perte de généralité que $x \geq y \geq z \geq 0$.

  • Si $t \geq 0$, alors on réécrit l'inégalité sous la forme
    $$(x-y)(x^t(x-z) - y^t(y-z)) + z^t(x-z)(y-z) \geq 0,$$ et on peut directement conclure en observant le signe de chaque terme : ils sont tous positifs. En effet, $x \geq y$ donc, comme $t$ est positif, $x^t \geq y^t$ et $x-z \geq y-z$ car $x \geq y$ donc $x^t(x-z) \geq y^t(y-z)$.

  • Si $t < 0$, alors on réécrit plutôt l'inégalité sous la forme
    $$x^t(x-y)(x-z) + (y-z)(z^t(x-z) - y^t(x-y)) \geq 0.$$ Là aussi, tous les termes sont positifs car $z^t \geq y^t$ lorsque $y \geq z$ et $t < 0$.

Écriture plus utile pour Muirhead

On a en fait, en posant $t = \frac{\alpha}{\beta}$, et en remplaçant $(x,y,z)$ par $(x^{\beta}, y^\beta, z^\beta)$, une version du théorème de Schur plus utile à utiliser avec Muirhead :

Réécriture de l'inégalité de Schur
Soient $x,y,z \in \mathbb{R}^+$ et $\alpha, \beta \in \mathbb{R}$. Si $\alpha \leq 0$ ou $\beta \leq 0$, alors on suppose que $x, y$ et $z$ sont non-nuls. On a
$$x^\alpha(x^\beta-y^\beta)(x^\beta-z^\beta) + y^\alpha(y^\beta-z^\beta)(y^\beta-x^\beta) + z^\alpha(z^\beta-x^\beta)(z^\beta-y^\beta) \geq 0.$$

Cette inégalité peut sembler tout à fait lointaine de l'inégalité de Muirhead, mais il suffit de la développer pour observer la similitude :
$$ x^{\alpha+2\beta} + y^{\alpha+2\beta} + z^{\alpha+2\beta} + x^\alpha y^\beta z^\beta + x^\beta y^\alpha z^\beta + x^\beta y^\beta z^\alpha \geq x^{\alpha+\beta} y^\beta + x^{\alpha+\beta} z^\beta + y^{\alpha+\beta} x^\beta + y^{\alpha+\beta} z^\beta + z^{\alpha+\beta} x^\beta + z^{\alpha+\beta} y^\beta,$$ ce qui s'écrit simplement à l'aide des $p$-moyennes comme
$$[(\alpha+2\beta,0,0)] + [(\alpha,\beta,\beta)] \geq 2[(\alpha+\beta,\beta,0)].$$ Cette inégalité ne peut pas être obtenue à partir de l'inégalité de Muirhead, puisque l'on a $(\alpha+2\beta,0,0) \succ (\alpha+\beta,\beta,0)$ mais $(\alpha,\beta,\beta) \prec (\alpha+\beta,\beta,0)$. C'est pourquoi l'inégalité de Schur peut être considérée comme un complément à l'inégalité de Muirhead, en ce sens qu'elle permet de se débloquer de situations auxquelles Muirhead ne s'applique pas.