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Inversion

Nous avons déjà longuement discuté de la notion d'inverse lorsque l'on s'est intéressé aux modulos : on dit que $b$ est l'inverse de $a$ modulo $n$ si $a \cdot b \equiv 1 \pmod n$. Nous avons notamment vu que $a$ possède un inverse modulo $n$ si et seulement si $a$ est premier avec $n$.

La question de l'existence d'un inverse se pose en fait dès que l'on est en présence d'une opération avec un neutre. Nous venons ici de définir l'opération $*$ de convolution de fonctions arithmétiques, et nous avons vu que la fonction $\delta$ était son neutre. Il est donc naturel de se demander quelles fonctions arithmétiques $f$ possèdent un inverse $\tilde f$ pour la convolution, c'est-à-dire une fonction arithmétique $\tilde f$ telle que $f * \tilde f = \delta$. Un tel inverse $\tilde f$ nous permettrait notamment de passer d'une équation du type $f * g = h$ à l'équation $g = \tilde f * h$. Autrement dit, il sera possible de "diviser" par $f$ (en multipliant par son inverse $\tilde f$).

Proposition
Soit $f\colon\mathbb N_0\to\mathbb R$, une fonction arithmétique. Alors $f$ possède un inverse pour la convolution $*$ si et seulement si $f(1) \neq 0$. De plus, si cet inverse existe, alors il est unique.

Démonstration
Tout d'abord, supposons que $f$ possède un inverse $\tilde f$, alors
$$1=\delta(1)=(\tilde f*f)(1)= \sum_{ab=1} \tilde f(a) \cdot f(b) = \tilde f(1)\cdot f(1).$$ En particulier on a $f(1)\ne 0$, ce qui montre le sens $\,\Rightarrow$ de l'équivalence.

Supposons maintenant que $f(1) \neq 0$, et essayons de construire une fonction $\tilde f$ telle que $\tilde f * f = \delta$. Vu l'équation ci-dessus, il est déjà nécessaire de choisir $\tilde f (1) = f(1)^{-1}$. Pour avoir $\tilde f * f = \delta$, il ne reste plus qu'à faire en sorte que $(\tilde f * f)(n) = 0$ pour tout $n \geq 2$. Or on a
$$(\tilde f*f)(n) = \tilde f(n) \cdot f(1) + \sum_{d\mid n \text{ et } d\ne n} \tilde f(d) \cdot f\left(\frac nd \right),$$ et pour que cette expression soit égale à $0$ il est nécessaire d'avoir
$$\tilde f(n) = -f(1)^{-1} \cdot \sum_{d\mid n \text{ et } d\ne n} \tilde f(d) \cdot f\left(\frac nd \right) \qquad (4)$$ On remarque que, un nombre $n$ étant fixé, le membre de droite de $(4)$ ne fait intervenir que des $\tilde f(d)$ pour $d < n$ (plus précisément pour $d$ diviseur strict de $n$). Cela signifie qu'on peut construire $\tilde f$ récursivement : lorsqu'on a construit $\tilde f (1),\ \tilde f (2), \ldots,\ \tilde f (n-1)$ on peut construire $\tilde f$ en utilisant simplement la formule $(4)$. Par construction, cette fonction vérifie alors $(\tilde f*f)(n)=\delta(n)$ pour tout $n$ et nous fournit bien un inverse de $f$.

Finalement, il y a deux manières de montrer que cet inverse est unique. Une façon de le voir est simplement de remarquer que dans la construction de $\tilde f$ ci-dessus nous n'avons aucune liberté. À chaque fois le choix pour $\tilde f (n)$ est imposé par la formule $(4)$. Donc il y a bien un unique $\tilde f$ vérifiant $\tilde f * f = \delta$. Il est aussi possible de raisonner par l'absurde : s'il existait un deuxième inverse $g$ de $f$, alors on aurait $$g = g * \delta = g * (f * \tilde f) = (g * f) * \tilde f = \delta * \tilde f = \tilde f,$$ en utilisant l'associativité de la convolution.

Il découle en particulier de la proposition ci-dessus qu'une fonction multiplicative possède toujours un inverse. Normalement votre curiosité mathématique vous amène directement à vous demander si l'inverse d'une fonction multiplicative est encore multiplicative ! Et votre intuition devrait vous dire que, comme les mathématiques sont souvent bien faites, cela doit certainement être le cas. Et vous avez raison !

Proposition
L'inverse d'une fonction multiplicative est multiplicative.

Démonstration
Soit $f$ une fonction multiplicative. Plutôt que montrer directement que l'inverse $\tilde f$ construit dans la preuve précédente est multiplicative, nous allons construire une fonction $g$ multiplicative et prouver qu'il s'agit de l'inverse de $f$. Nous définissons d'abord $g(1) = 1$. Ensuite, étant donné un nombre premier $p$ fixé, on définit $g(p^e)$ récursivement sur $e$ (le cas de base étant $p^0 = 1$) par
$$g(p^e)= -\sum_{\ell=0}^{e-1} g(p^\ell)\cdot f(p^{e-\ell}).$$ Il s'agit simplement de l'équation $(4)$ appliquée à notre cas particulier. Ce choix est donc déjà tel que $(g*f)(p^e) = \delta(p^e)$ pour tout $p$ premier et tout $e$ naturel. On définit ensuite $g$ sur l'ensemble des nombres naturels non-nuls via la formule
$$g(p_1^{e_1}\cdot p_2^{e_2}\cdot \ldots \cdot p_k^{e_k}) = g(p_1^{e_1})\cdot g(p_2^{e_2})\cdot \ldots \cdot g(p_k^{e_k}).$$ De par sa définition, $g$ est multiplicative. Vu que la convolution de deux fonctions multiplicatives est également multiplicative, on en déduit que $g * f$ est multiplicative. Il vient alors que
$$(g*f)(p_1^{e_1}\cdot p_2^{e_2}\cdot \ldots \cdot p_k^{e_k}) = (g*f)(p_1^{e_1})\cdot (g*f)(p_2^{e_2})\cdot \ldots \cdot (g*f)(p_k^{e_k})$$ qui vaut $0$ dès qu'un $p_i^{e_i}$ est supérieur à $1$. On a donc bien $(g*f)(n) = \delta(n)$ pour tout $n \in \mathbb N_0$ et donc $g$ est bien l'inverse de $f$.

Fonction de Möbius

Une des fonctions arithmétiques les plus simples est la fonction $1\,\colon n \mapsto 1$ qui associe $1$ à tout $n \in \mathbb N_0$. À quoi ressemble l'inverse $\tilde 1$ de la fonction $1$ ? Cet inverse est plus traditionnellement noté $\mu$ et est appelé fonction de Möbius.

Lemme (Fonction de Möbius)
L'inverse de $1$ pour la convolution est la fonction $\mu$ définie comme
$$\mu(p_1^{e_1}\cdot \ldots \cdot p_k^{e_k}) = \begin{cases} (-1)^k & \text{si $e_i=1$ pour tout $i$} \\ 0 & \text{sinon.} \end{cases}$$ (où les $p_i$ sont supposés distincts et les $e_i$ strictement positifs).

Démonstration
Soit $\mu$ l'inverse de $1$. Par la dernière propriété, $\mu$ est multiplicative et il suffit donc de connaître $\mu$ en chaque puissance de nombre premier. Pour tout $p$ premier et $e\ge 0$, on a
$$\delta(p^e) = (\mu*1)(p^e) = \sum_{\ell=0}^e \,\mu(p^\ell)\cdot 1(p^{e-\ell}) = \sum_{\ell=0}^e \mu(p^\ell).$$ On en déduit en fait que $\delta(p^e) - \delta(p^{e-1}) = \mu(p^e)$ pour tout $e \geq 1$, ce qui implique que $\mu(p) = -1$ et $\mu(p^e) = 0$ lorsque $e \ge 2$. De là on trouve directement la formule donnée dans l'énoncé, en utilisant que $\mu$ est multiplicative.

La formule d'inversion de Möbius dit alors simplement qu'il y a équivalence entre $g = 1 * f$ et $f = \mu * g$, c'est-à-dire entre
$$g(n) = \sum_{d \mid n} f(d)$$ et
$$f(n) = \sum_{d \mid n} \mu(d) \cdot g\left(\frac n d\right).$$ Nous verrons directement dans la section suivante en quoi cette formule peut être utile.

Remarque
Malgré son utilisation fréquente dans cette section, la notation $\tilde f$ n'est pas une notation usuelle pour "l'inverse pour la convolution", mieux vaut donc la définir avant de l'utiliser en dehors de Mathraining.