Théorie > Algèbre > Entiers algébriques

Prérequis

Résumé

Un nombre algébrique est simplement une racine d'un polynôme à coefficients entiers. Dans ce chapitre, nous parlerons des entiers algébriques, un type bien particulier de nombres algébriques. Ces nombres ont des applications puissantes en théorie des nombres, et nous finirons par démontrer la loi de réciprocité quadratique, énoncée sans démonstration dans un chapitre précédent.

Ce chapitre a été écrit par E. Caeiro et mis en ligne le 28 juillet 2021.

1. Entiers et nombres algébriques

Définition

Tout d'abord, définissons les nombres algébriques et les entiers algébriques.

Définition (Nombres algébriques)
Soit $z\in\mathbb C$. On dit que $z$ est un entier algébrique s'il existe un polynôme $P\in\mathbb Z[X]$ unitaire tel que $P(z)=0$. De manière analogue, on dit que $z$ est un nombre algébrique s'il existe un polynôme $P\in\mathbb Q[X]$ tel que $P(z)=0$.

Remarquons que la condition "unitaire" est primordiale dans la définition d'entier algébrique, puisque si on retire cette condition on retombe sur la définition de nombre algébrique. En effet, on constate aisément que l'existence d'un polynôme $P \in \mathbb Z[X]$ tel que $P(z) = 0$ est équivalente à l'existence d'un polynôme $P \in \mathbb Q[X]$ tel que $P(z) = 0$.

Notons aussi que tout entier $e \in \mathbb Z$ est un entier algébrique (puisque racine du polynôme $P(X) = X-e \in \mathbb Z[X]$) et que tout rationnel $q \in \mathbb Q$ est un nombre algébrique (puisque racine du polynôme $P(X) = X-q \in \mathbb Q[X]$). Ceci explique en partie les notations suivantes :

Notation
On note $\overline{\mathbb Q}$ l'ensemble des nombres algébriques et $\overline{\mathbb Z}$ celui des entiers algébriques.

On dit également qu'un nombre $z\in\mathbb C$ est transcendant lorsqu'il n'est pas algébrique.

Voici à présent quelques exemples de nombres algébriques :

  • tous les nombres entiers sont des entiers algébriques, comme évoqué plus haut ;
  • $i$ est un entier algébrique (il s'agit d'une racine de $P(X) = X^2+1 \in \mathbb Z[X]$) ;
  • $2+\sqrt[4]3$ est un entier algébrique (il s'agit d'une racine de $P(X) = (X-2)^4-3 \in \mathbb Z[X]$) ;
  • tous les nombres rationnels sont des nombres algébriques, comme évoqué plus haut, mais un rationnel non-entier n'est par contre jamais un entier algébrique : il s'agit de la proposition suivante.

Proposition (entiers algébriques rationnels)
Si un entier algébrique est rationnel, alors il est entier. Autrement dit, $\overline{\mathbb Z}\cap \mathbb Q=\mathbb Z$.

Démonstration
Soit $q$ un entier algébrique qui est rationnel. Il existe donc un polynôme $P \in \mathbb Z[X]$ unitaire tel que $P(q) = 0$. Alors, par le deuxième lemme de ce point théorique, le dénominateur de $q$ doit diviser le coefficient dominant de $P$. Vu que le polynôme est unitaire, ce coefficient dominant est $1$ et le nombre $q$ est donc entier.

Pour différencier les entiers algébriques ($\overline{\mathbb Z}$) des entiers "normaux" ($\mathbb Z$) dans nos raisonnements, nous dirons parfois que ces derniers sont des entiers rationnels. En effet la proposition précédente nous indique qu'un entier algébrique est rationnel si et seulement si il est entier (au sens habituel du terme).

Même si tous les nombres algébriques ne sont pas des entiers, il faut noter que la relation entre $\overline{\mathbb Q}$ et $\overline{\mathbb Z}$ est proche de celle entre $\mathbb Q$ et $\mathbb Z$. Plus précisément, on a le résultat suivant.

Proposition
Soit $z \in \overline{\mathbb Q}$ un nombre algébrique. Alors, il existe un entier rationnel $N$ tel que $Nz$ soit un entier algébrique, i.e. $Nz \in \overline{\mathbb Z}$.

Démonstration
Soit $P=\sum\limits_{i=0}^na_iX^i\in\mathbb Q[X]$ un polynôme unitaire s'annulant en $z$. Soit $N$ le plus petit commun multiple (PPCM) des dénominateurs des nombres rationnels $a_i$, de sorte que $NP\in\mathbb Z[X]$. Alors, le polynôme
$$N^nP\left(\frac XN\right)=\sum_{i=0}^na_iN^{n-i}X^i$$ est bien unitaire, à coefficients entiers, et admet $Nz$ comme racine.

Mise en bouche

Pour motiver un peu la lecture de ce chapitre, on présente tout de suite une application de la stabilité des entiers algébriques par addition (que nous prouverons plus tard).

Problème
Quelles valeurs rationnelles l'expression $\cos(q\pi)$ peut-elle prendre lorsque $q$ est un nombre rationnel ?

Solution
On peut remarquer que le nombre $\cos(q\pi)$ est la partie réelle du nombre complexe $\omega = \exp(iq\pi)$. Or, ce nombre $\omega$ est une racine complexe de l'unité. En effet, si on note $q = \frac a b$, alors on a $\omega = \exp\left(i\frac{2a\pi}{2b}\right)$ qui est une racine $2b$-ème de l'unité : $\omega^{2b} = \exp(2ia\pi) = 1$. Ainsi, on a
$$2\cos(q\pi)=\omega+\overline{\omega}=\omega+\frac1\omega$$ qui est la somme de deux racines de l'unité, donc de deux entiers algébriques (car racines de $X^{2b}-1$). La somme de deux entiers algébriques étant un entier algébrique, le nombre $2 \cos(q\pi)$ est par conséquent toujours un entier algébrique. S'il est rationnel, alors il doit forcément être entier (car $\overline{\mathbb Z}\cap \mathbb Q=\mathbb Z$). Or, $-2\le2\cos(q\pi)\le2$ donc les seules valeurs entières possibles pour $2\cos(q\pi)$ sont $-2, -1, 0, 1$ et $2$. Il en découle donc que
$$\cos(q\pi) \in \mathbb Q \implies \cos(q\pi)\in\left\{-1,-\frac12,0,\frac12,1\right\}$$ lorsque $q \in \mathbb Q$, et ces valeurs sont réciproquement toutes atteintes.

Il est intéressant de constater que l'utilisation des propriétés de base des nombres algébriques nous a permis de résoudre facilement un problème a priori complexe dont l'énoncé ne laissait pas transparaitre qu'il avait un lien avec les nombres algébriques !

2. Polynôme minimal

Bien que cette section n'ait pas vraiment d'application directe, elle introduit certaines définitions qui vont nous permettre de manipuler les nombres algébriques plus facilement.

Définition

On a vu précédemment que $2+\sqrt[4]3$ était racine de $(X-2)^4-3$, mais est-ce le plus petit polynôme ayant cette propriété ? Il est naturel de se demander, étant donné un nombre algébrique $z$, quel est le polynôme de plus petit degré s'annulant en $z$, et, plus généralement, quel est l'ensemble de tous les polynômes s'annulant en $z$.

Définition (polynôme minimal)
Soit $z\in\overline{\mathbb Q}$ un nombre algébrique. On définit un polynôme minimal de $z$ comme un polynôme $P\in\mathbb Q[X]$ non-nul, unitaire, de degré minimal, tel que $P(z)=0$. On dit également que $z$ est un nombre algébrique de degré $n$ si ses polynômes minimaux sont de degré $n$.

Montrons que le polynôme minimal est unique, et qu'il nous permet de déterminer tous les autres polynômes s'annulant en $z$.

Lemme
Soit $z\in\overline{\mathbb Q}$ et soit $\Pi_z$ un de ses polynômes minimaux. Alors, pour un polynôme $P \in \mathbb Q[X]$, on a $P(z)=0$ si et seulement si $\Pi_z\mid P$.

Démonstration
Il est clair que si $\Pi_z\mid P$ alors $P(z)=0$. Supposons à présent par l'absurde qu'il existe $P\in\mathbb Q[X]$ tel que $P(z)=0$ mais $\Pi_z\nmid P$.

Soit $P=\Pi_zQ+R$ la division euclidienne de $P$ par $\Pi_z$. Alors, on a également $R(z)=0$ et $R\in\mathbb Q[X]$, mais $0\le\deg R<\deg\Pi_z$. Après multiplication par un certain rationnel, on obtient un polynôme unitaire de degré strictement inférieur à celui de $\Pi_z$, ce qui contredit sa minimalité.

Ainsi, la condition que le polynôme minimal soit unitaire assure son unicité : si $\Pi_z$ et $\Pi_z'$ sont deux polynômes minimaux de $z$, alors $\Pi_z\mid\Pi_z'$ et $\Pi_z'\mid\Pi_z$, ce qui implique que $\Pi_z=\Pi_z'$ puisqu'ils sont tous deux unitaires. On parlera donc dorénavant du polynôme minimal du nombre algébrique $z$, et on le notera $\Pi_z$.

Par exemple, $X^2+1$ est le polynôme minimal de $i$, et $X-\frac12$ celui de $\frac12$. Une remarque intéressante à faire est qu'un polynôme minimal est toujours irréductible (dans $\mathbb Q[X]$). En effet, si on avait $\Pi_z=PQ$ avec $P, Q$ unitaires non constants alors on aurait $P(z)=0$ ou $Q(z)=0$ avec $\deg P,\deg Q<\deg\Pi_z$, ce qui contredirait bien sûr la minimalité de $\Pi_z$. Réciproquement, si $P \in \mathbb Q[X]$ est un polynôme unitaire irréductible ayant une racine $z$, alors il doit être un multiple de $\Pi_z$ au vu du lemme précédent, ce qui n'est possible que si $P = \Pi_z$ (puisqu'il est irréductible).

Pour répondre à la question de départ, $X^4-3$ est irréductible d'après le critère d'Eisenstein pour $p=3$, donc $(X-2)^4-3$ aussi, et il s'agit donc bien du polynôme minimal de $2+\sqrt[4]3$.

Conjugués

On peut à présent, étant donné un nombre algébrique $z$, définir ses conjugués. Notez bien que, même si $z$ est un nombre complexe, il ne s'agit pas ici du conjugué complexe défini dans un précédent chapitre. Il faudra donc être prudent : selon le contexte le terme conjugué peut signifier différentes choses.

Définition (conjugués)
Soit $z\in\overline{\mathbb Q}$ un nombre algébrique. Les conjugués de $z$ sont les racines complexes de son polynôme minimal $\Pi_z$. Elles sont au nombre de $n = \deg \Pi_z$ (on inclut $z$ dans ses propres conjugués).

On rappelle qu'un polynôme $P$ irréductible dans $\mathbb Q[X]$ est toujours à racines simples dans $\mathbb C$. En effet, s'il avait une racine double $\alpha$, alors $X-\alpha$ diviserait à la fois $P$ et sa dérivée $P'$, donc $\mathrm{pgcd}(P,P')$ serait non-constant et $P$ ne serait alors pas irréductible (car divisible par $\mathrm{pgcd}(P,P')$). Remarquons que, comme le pgcd de deux polynômes s'obtient avec l'algorithme d'Euclide, $\mathrm{pgcd}(P,P′)$ est bien à coefficients rationnels car $P$ et $P′$ le sont. Ainsi, un nombre algébrique de degré $n$ possède toujours $n$ conjugués distincts.

Par exemple, les conjugués de $\sqrt D$ quand $D\in\mathbb Z$ n'est pas un carré parfait sont $\sqrt D$ et $-\sqrt D$, car ce sont les deux racines du polynôme irréductible $X^2-D$. Un exemple plus élaboré est celui d'une racine $p$-ème de l'unité $\omega\ne1$ avec $p$ un nombre premier. Comme vu à la fin de ce point théorique, $\frac{X^p-1}{X-1}$ est irréductible donc les conjugués de $\omega$ sont les autres racines $p$-ème de l'unité distinctes de $1$.

Le lemme précédent nous permet donc d'affirmer que si $P(z)=0$, alors $P(z')=0$ pour tout conjugué $z'$ de $z$ (avec $P$ un polynôme à coefficients rationnels). Il est donc souvent intéressant de regarder les conjugués des nombres algébriques qui interviennent dans certaines équations car, du point de vue de $\mathbb Q[X]$, il n'y a aucune différence entre un nombre algébrique et ses conjugués : la situation est parfaitement symétrique pour des équations polynomiales (à coefficients rationnels).

Bien sûr, d'après le deuxième lemme de ce point théorique, si $z'$ est un conjugué de $z$, alors $\overline {z'}$ (le conjugué complexe) en est un aussi. En fait, on peut faire un parallèle plus grand avec le conjugué complexe. Si on prenait le polynôme minimal à coefficients dans $\mathbb R$ au lieu de $\mathbb Q$ (qui serait alors toujours de degré $1$ ou $2$ selon que le nombre est réel ou non), alors les résultats précédents tiendraient toujours, et l'ensemble des conjugués d'un nombre complexe $z$ serait exactement $\{z,\overline z\}$ : le nombre lui-même et son conjugué complexe.

Enfin, voici un exemple illustrant l'utilité de regarder les conjugués d'un nombre algébrique.

Problème
Soit $x$ un nombre réel et $n\ge3$ un entier. On suppose que $x^2-x$ et $x^n-x$ sont tous deux entiers. Montrer que $x$ est entier.

Solution
Notons $x^2-x=a \in \mathbb Z$ et $x^n-x=b \in \mathbb Z$. On voit tout de suite que $x$ est un entier algébrique puisqu'il est racine du polynôme $X^2-X-a \in \mathbb Z[X]$ (et même aussi du polynôme $X^n-X-b \in \mathbb Z[X]$). Si $x$ est rationnel, alors il est entier puisque $\overline{\mathbb Z}\cap \mathbb Q=\mathbb Z$. On suppose donc par l'absurde que $x$ est irrationnel. Comme $x$ est racine de $\Pi=X^2-X-a$, le polynôme minimal de $x$ est de degré $1$ ou $2$. Or $x$ est supposé irrationnel, donc il n'est pas racine d'un polynôme de degré $1$. Ainsi, $\Pi$ doit forcément être son polynôme minimal.

Notons $y$ le conjugué de $x$ distinct de lui-même. Alors, le problème devient symétrique entre $x$ et $y$ : on a aussi $y^2-y=a$ et $y^n-y=b$. En particulier, $x^n-x=y^n-y$.

Or, $\{x,y\}=\left\{\frac{1+\sqrt{4a+1}}2,\frac{1-\sqrt{4a+1}}2\right\}$. C'est là que tout va se jouer : même si $x$ et $y$ sont symétriques du point de vue de $\mathbb Q$, ils ne le sont pas du point de vue de $\mathbb R$. Plus précisement, il y en a un qui est strictement plus grand que l'autre en valeur absolue.

Pour finir, en supposant sans perte de généralité (par symétrie) que $x=\frac{1+\sqrt{4a+1}}2$ et $y=\frac{1-\sqrt{4a+1}}2$, on montre que $$|x^n-x|=x^n-x>|y|^n+|y|\ge|y^n-y|$$ ce qui est une contradiction puisqu'ils doivent être tous deux égaux à $|b|$. Plus précisément, on a $a\ge0$ car $x$ et $y$ sont réels et même $a\ge1$ car ils sont irrationnels. Ainsi, $\delta=\frac{\sqrt{4a+1}}2\ge\frac{\sqrt5}2>1$. Le reste n'est plus que des inégalités grossières, l'idée clé étant de regarder les conjugués. D'une part, $$x^n-x=\left(\delta+\frac12\right)^n-\left(\delta+\frac12\right)\ge\delta^n+\frac12C_n^1\delta^{n-1}+\frac14C_n^2\delta^{n-2}-\left(\delta+\frac12\right)$$ d'après le binôme de Newton. Or, comme $n\ge3$ et $\delta>1$, cette quantité là est supérieure à $\delta^n+\frac32\delta+\frac34\delta-\delta-\frac12>\delta^n+\delta-\frac12$. D'autre part, $$|y|^n+|y|=\left(\delta-\frac12\right)^n+\left(\delta-\frac12\right)\le\delta^n+\delta-\frac12.$$

Remarque
Avec quelques considérations analytiques supplémentaires, on peut en fait même montrer que l'égalité $$\left(\frac12+\delta\right)^n-\left(\frac12+\delta\right)=\left(\frac12-\delta\right)^n-\left(\frac12-\delta\right)$$ est impossible pour $\delta$ un réel irrationnel, montrant ainsi que sous les hypothèses plus faibles $x^2-x$ et $x^n-x$ rationnels on peut quand même déduire que $x$ est rationnel.

Le cas des entiers algébriques

Pour clore cette section, on donne un critère efficace permettant de décider si un nombre algébrique donné est un entier algébrique ou non.

Proposition
Soit $z\in\overline{\mathbb Q}$. Alors $z\in\overline{\mathbb Z}$ si et seulement si son polynôme minimal est à coefficients entiers.

Démonstration
On admet ici que les entiers algébriques sont stables par addition et par multiplication (ce qui sera démontré plus tard). Il est clair que si $\Pi_z$ est à coefficients entiers alors $z$ est un entier algébrique. Réciproquement, on suppose maintenant que $z$ est un entier algébrique, c'est-à-dire une racine de $P\in\mathbb Z[X]$ unitaire. On a alors vu que $\Pi_z\mid P$ donc les conjugués $z_1,\ldots,z_n$ de $z$ sont aussi des entiers algébriques. Finalement, d'après les formules de Viète, les coefficients de $\Pi_z$ valent $$(-1)^k\cdot\sum_{i_1 < \ \ldots \ < i_k}z_{i_1} z_{i_2}\ldots z_{i_k}$$ et sont donc des entiers algébriques. Comme ils sont aussi rationnels, ils sont entiers : $\Pi_z\in\mathbb Z[X]$ comme voulu.

Cette proposition permet par exemple de caractériser les entiers algébriques de la forme $a+\sqrt b$ pour $a,b\in\mathbb Q$. Cet exercice est laissé au lecteur. (Note : $b$ n'a pas besoin d'être positif, dans le cas contraire on prendra pour $\sqrt b$ une racine complexe quelconque.)

3. Congruences

Ce point théorique explique comment les modulos peuvent être utilisés dans le contexte des entiers algébriques. On utilisera notamment cela pour démontrer la loi de réciprocité quadratique.

Définition

On peut définir les congruences dans $\overline{\mathbb Z}$ de la même manière que dans $\mathbb Z$.

Définition (congruences dans $\overline{\mathbb Z}$)
Soient $a$, $b$ et $n$ des entiers algébriques. On note $a\equiv b\pmod n$ pour dire que $n\mid a-b$, c'est-à-dire qu'il existe $k\in\overline{\mathbb Z}$ tel que $a-b=nk$.

Le fait que $\overline{\mathbb Z}\cap \mathbb Q=\mathbb Z$ nous permet de faire des congruences dans $\overline{\mathbb Z}$ pour ensuite se ramener à des congruences dans $\mathbb Z$. Plus précisement, si $a$, $b$ et $n\ne0$ sont des entiers rationnels, alors $a\equiv b\pmod n$ dans $\overline{\mathbb Z}$ a le même sens que $a\equiv b\pmod n$ dans $\mathbb Z$ (et c'est pour cela que nous utilisons la même notation).

En effet, par définition, le premier signifie que $\frac{a-b}n$ est un entier algébrique. Le deuxième quant à lui signifie que $\frac{a-b}n$ est un entier rationnel. Or on sait déjà que $\frac{a-b}n$ est rationnel, donc ces deux affirmations sont équivalentes d'après $\overline{\mathbb Z}\cap \mathbb Q=\mathbb Z$.

Nous verrons plus tard que $\overline{\mathbb Z}$ est clos sous l'addition et la multiplication, ce qui veut dire qu'on peut manipuler ces congruences comme on le ferait dans $\mathbb Z$.

Morphisme de Frobenius

Par la formule du binôme de Newton, pour tous $a,b\in\overline{\mathbb Z}$ et $p$ premier on a $$(a+b)^p=\sum_{k=0}^p C_p^k \cdot a^k \cdot b^{p-k} \equiv a^p+b^p\pmod p$$ car $p\mid C_p^k =\dfrac{p!}{k!(p-k)!}$ lorsque $k\not\in\{0,p\}$. En effet, le numérateur de cette expression est divisible par $p$, mais pas le dénominateur.

On en déduit ainsi le résultat suivant par récurrence immédiate.

Théorème (Morphisme de Frobenius)
Soit $p$ un nombre premier et soient $x_1,\ldots, x_n$ des entiers algébriques. Alors, $$\left(\sum_{k=1}^nx_k\right)^p\equiv\sum_{k=1}^nx_k^p\pmod p.$$

Notez que, lorsque $x_1=\ldots=x_n=1$, on obtient $n^p\equiv n$, c’est-à-dire le petit théorème de Fermat. Le morphisme de Frobenius constitue donc une généralisation du petit théorème de Fermat.

Application

On peut utiliser ce résultat pour résoudre le problème suivant.

Problème
Soit $a_0, a_1, a_2, \ldots$ une suite de nombres entiers vérifiant $a_0=3$, $a_1=0$, $a_2=2$ et $a_{n+3}=a_{n+1}+a_n$ pour tout $n\ge0$. Montrer que pour tout $p$ premier, $a_p$ est divisible par $p$.

Solution
On commence par regarder le polynôme caractéristique de la suite, $X^3-X-1$, dont nous notons les racines $x,y,z$. Un rapide calcul montre qu'elles sont distinctes, car la dérivée du polynôme vaut $3X^2-1$ mais $\pm\dfrac1{\sqrt3}$ n'est pas racine du polynôme caractéristique. D'après ce point théorique, on sait qu'il existe des constantes $u,v,w \in \mathbb C$ telles que $$a_n=ux^n+vy^n+wz^n$$ pour tout $n\ge0$. Si $u,v,w$ sont des entiers rationnels, alors le problème est résolu puisque
$$\begin{array}{rll}
a_p&=ux^p+vy^p+wz^p\\
&\equiv(ux)^p+(vy)^p+(wz)^p&\text{par le théorème de Fermat}\\
&\equiv(ux+vy+wz)^p&\text{par Frobenius}\\
&=a_1^p=0\pmod p
\end{array}$$ pour tout $p$ premier.

Or, on peut s'apercevoir que
$$x^0+y^0+z^0=3=a_0$$ (car $x,y,z\ne0$),
$$x^1+y^1+z^1=0=a_1$$ par les formules de Viète et
$$x^2+y^2+z^2=(x+y+z)^2-2(xy+yz+zx)=2=a_2$$ toujours par Viète. On en déduit qu'on a simplement $u=v=w=1$, qui sont bien des entiers rationnels comme espéré.

En fait, les suites récurrentes font apparaître naturellement des nombres algébriques. En effet, quand le polynôme caractéristique est à coefficients entiers rationnels, les termes intervenant dans la formule de la suite sont des nombres algébriques. Nous n'explorerons cependant pas plus ce lien dans ce chapitre.

4. Polynômes symétriques

Nous avons précédemment affirmé que les entiers algébriques étaient stables par addition et par multiplication et que grâce à ce résultat il est possible de manipuler les congruences comme on le ferait normalement dans $\mathbb Z$. C'est ici que nous allons démontrer cela.

Définition

Étant donné un anneau $A$ et un entier positif $n$, on peut définir les polynômes symétriques dans $A[X_1,X_2,\ldots,X_n]$ comme ci-dessous. L'idée est simplement de dire que permuter les différentes variables ne change en rien le polynôme.

Définition (Polynôme symétrique)
On dit que $P\in A[X_1,X_2,\ldots,X_n]$ est symétrique si $P(X_1,\ldots,X_n)=P(X_{\sigma(1)},\ldots,X_{\sigma(n)})$ pour toute permutation $\sigma$ de $\{1, \ldots, n\}$.

On peut donner comme exemple le polynôme $P(X,Y)=X^2Y+Y^2X+X^2+Y^2$ pour $n=2$ ou le polynôme $$P(X, Y, Z) = X^2YZ + XY^2Z + XYZ^2 + XY^2 + X^2Y + XZ^2 + X^2Z + YZ^2 + Y^2Z$$ pour $n = 3$.

Définition (Polynômes symétriques élémentaires)
On définit $e_k\in A[X_1,\ldots,X_n]$, le $k$-ième polynôme symétrique élémentaire, par
$$e_k(X_1, \ldots, X_n) = \sum_{1 \le i_1<\ \ldots\ < i_k\le n}X_{i_1}\cdot\ldots\cdot X_{i_k}.$$

Par exemple, dans $A[X, Y, Z]$, le premier polynôme symétrique élémentaire est $X+Y+Z$, le deuxième est $XY+YZ+ZX$, et le troisième est $XYZ$. Dans $A[X, Y]$, les deux polynômes élémentaires sont simplement $X+Y$ et $XY$.

Théorème fondamental

Énonçons à présent un théorème utile pour la suite, dont nous ne donnerons pas la démonstration. Il explique en quoi les polynômes définis ci-dessus sont vraiment élémentaires.

Théorème fondamental des polynômes symétriques
Soit $P\in A[X_1,\ldots,X_n]$ un polynôme symétrique. Alors, $P\in A[e_1,\ldots,e_n]$. Autrement dit, il existe $Q\in A[X_1,\ldots,X_n]$ tel que $$P(X_1,\ldots,X_n)=Q(e_1,\ldots,e_n).$$

Ce théorème nous indique par exemple qu'un polynôme symétrique en trois variables $X, Y, Z$ peut toujours être exprimé comme un polynôme en les expressions $X+Y+Z$, $XY+YZ+ZX$ et $XYZ$. Pour revenir à l'exemple donné plus haut, le polynôme symétrique
$$X^2YZ + XY^2Z + XYZ^2 + XY^2 + X^2Y + XZ^2 + X^2Z + YZ^2 + Y^2Z$$ peut s'écrire comme
$$XYZ \cdot (X+Y+Z) + (XY+YZ+ZX)\cdot (X+Y+Z) - 3XYZ,$$ c'est-à-dire
$$e_3e_1 + e_2e_1 - 3e_3.$$ Pour notre autre exemple avec $n = 2$, nous avons $$X^2Y+Y^2X+X^2+Y^2=(X+Y)^2+(X+Y)\cdot XY-2XY = e_1^2 + e_1e_2 - 2e_2.$$

$\overline{\mathbb Z}$ est un anneau

Montrons maintenant que $\overline{\mathbb Z}$ est clos sous l'addition et la multiplication.

Proposition
Soient $x,y$ des entiers algébriques. Alors, $x+y$ et $xy$ sont également des entiers algébriques.

Démonstration
Soient $P,Q\in\mathbb Z[X]$ unitaires tel que $P(x)=Q(y)=0$.

Montrons que $x+y\in\overline{\mathbb Z}$. Soient $x_1,\ldots,x_k$ les racines de $P$ et $y_1,\ldots,y_{\ell}$ celles de $Q$ (comptées avec multiplicités). On considère le polynôme $$R(X)=\prod_{i,j}(X-(x_i+y_j))=\prod_{i,j}((X-x_i)-y_j)=\prod_i Q(X-x_i).$$ Il suffit de montrer qu'il est à coefficients entiers pour conclure, car $x+y$ en est racine (et il est clairement unitaire). Posons $$S(X,X_1,\ldots,X_k)=\prod_i Q(X-X_i).$$ C'est un polynôme symétrique en les $X_i$, donc, d'après le théorème fondamental des polynômes symétriques (avec $A=\mathbb Z[X]$), il est dans $\mathbb Z[X][e_1,\ldots,e_k]=\mathbb Z[X,e_1,\ldots,e_k]$. Ainsi, il existe $T\in\mathbb Z[X,X_1,\ldots,X_k]$ tel que $$S(X,X_1,\ldots,X_k)=T(X,e_1,\ldots, e_k).$$ Alors, $R(X)=T(X,e_1(x_1,\ldots,x_k),\ldots,e_n(x_1,\ldots,x_k))$. Or, d'après les formules de Viète, $e_m(x_1,\ldots,x_k)$ vaut $\pm$ le coefficient en $X^{k-m}$ de $P$, et est donc entier ! Ainsi $R$ est à coefficients entiers, donc $x+y$ est un entier algébrique.

On peut montrer de manière analogue que $xy\in\overline{\mathbb Z}$ en démontrant que le polynôme $$\prod_{i,j}(X-x_iy_j)=\prod_{i,j}x_i\left(\frac{X}{x_i}-y_j\right)=\prod_i x_i^nQ\left(\frac X{x_i}\right)$$ est à coefficients entiers.

On a ainsi montré que si $U$ et $V$ étaient les ensembles des conjugués de $u,v\in\overline{\mathbb Z}$, alors les conjugués de $u+v$ sont parmi $$U+V:=\{u'+v'\mid u'\in U, v'\in V\}$$ (et on a bien sûr le résultat analogue pour $uv$). On n’a cependant pas l’égalité en général, par exemple pour $u=\sqrt2$ et $v=-\sqrt2$.

Remarques
  • En appliquant le théorème fondamental de la même manière que dans la preuve, on peut voir que $S(x_1,\ldots,x_k)\in\mathbb Z$ pour tout $S$ symétrique. Ainsi, il est souvent utile de faire intervenir des conjugués pour effectuer des sommes symétriques et se ramener à des entiers rationnels, mieux maitrisés.
  • On peut noter que $\overline{\mathbb Z}$ est également clos sous la soustraction, et est donc un anneau (mais n'est pas un corps car $2$ n'est pas inversible). En effet, si $z$ est un entier algébrique, alors $-z=(-1)\cdot z$ en est également un d'après notre proposition ci-dessus.
  • $\overline{\mathbb Q}$ est quant à lui un corps : si $z$ est racine de $\sum\limits_{i=0}^n a_iX^i$ alors $\frac1z$ est racine de $\sum\limits_{i=0}^na_{n-i}X^i$.
  • Encore plus fortement, les racines de tout polynôme unitaire $P$ à coefficients dans $\overline A$ avec $A\in\{\mathbb Z,\mathbb Q\}$ sont également dans $\overline A$. En effet, si $P=X^n+a_{n-1}X^{n-1}+\ldots+a_0$, on note $a_i^{(1)},\ldots,a_i^{(k_i)}$ les conjugués de $a_i$. Le théorème fondamental des polynômes symétriques montre alors que le polynôme $$\prod_{j_0,\ldots,j_{n-1}}\left(X^n+a_{n-1}^{(j_{n-1})}X^{n-1}+\ldots+a_0^{(j_0)}\right)$$ est unitaire à coefficients dans $A$. Par définition, ses racines sont donc dans $\overline A$. Comme il est divisible par $P$, c’est également le cas pour ce dernier.

Des racines complexes aux racines modulo un nombre premier

Enfin, voici un dernier résultat découlant du théorème fondamental.

Proposition
Soit $m\ne0$ un entier, et soient $P=\prod\limits_{i=1}^n(X-x_i)$ et $Q=\prod\limits_{i=1}^n(X-y_i)$ deux polynômes à coefficients entiers tels que $P\equiv Q\pmod m$. Alors, pour tout polynôme symétrique $S\in\mathbb Z[X_1,\ldots,X_n]$, on a $$S(x_1,\ldots,x_n)\equiv S(y_1,\ldots,y_n)\pmod m.$$

Démonstration
Il s'agit d'une simple application du théorème fondamental des polynômes symétriques : il existe $T\in\mathbb Z[X_1,\ldots,X_n]$ tel que $S(X_1,\ldots,X_n)=T(e_1,\ldots,e_n)$. On a alors $$S(x_1,\ldots,x_n)=T(e_1(x_1,\ldots,x_n),\ldots,e_n(x_1,\ldots,x_n))\equiv T(e_1(y_1,\ldots,y_n),\ldots,e_n(y_1,\ldots,y_n))=S(y_1,\ldots,y_n).$$ En effet, $e_i(x_1,\ldots,x_n)$ vaut $\pm$ le coefficient devant $X^{n-i}$ de $P$, qui par définition est congru à $\pm$ le coefficient devant $X^{n-i}$ de $Q$, qui vaut $e_i(y_1,\ldots,y_n)$.

Cette proposition est très intéressante car elle nous permet de faire le lien entre les racines d'un polynôme $P\in\mathbb Z[X]$ dans $\mathbb C$ et ses racines dans $\mathbb Z/p\mathbb Z$. Elle nous permet d'appliquer un principe local-global : si les racines de $P$ dans $\mathbb Z/p\mathbb Z$ vérifient une certaine propriété pour une infinité de nombres premiers $p$, alors les racines complexes de $P$ vérifient cette même propriété. On va illustrer cela ici par un petit exemple ; dans la prochaine section le premier problème d'application fera une utilisation plus intelligente de ce résultat.

Question
Étant donné un polynôme $P\in\mathbb Z[X]$, si $P$ a une racine double dans $\mathbb Z/p\mathbb Z$ pour une infinité de nombres premiers $p$, $P$ doit-il forcément avoir une racine double dans $\mathbb C$ ?

Réponse
Nous allons montrer que la réponse est affirmative. Notons $x_1, \ldots, x_k \in \mathbb C$ les racines de $P$, comptées avec leur multiplicité. Nous souhaitons montrer que deux de ces racines sont égales. Nous notons également $a$ le coefficient dominant de $P$. Remarquons déjà que $k \geq 2$ puisque le polynôme possède des racines doubles modulo $p$ pour une infinité de $p$.

Soit $p$ un nombre premier vérifiant l'énoncé ; on supposera de plus qu'il ne divise pas $a$. Soit $\alpha\in\mathbb Z$ une racine double de $P$ modulo $p$, c'est-à-dire tel que $p$ divise $P(\alpha)$ et $P'(\alpha)$. Alors, posons $$Q(X)=P(X)-(X-\alpha)P'(\alpha)-P(\alpha).$$ Ce polynôme $Q \in \mathbb Z[X]$ admet quant à lui $\alpha$ comme racine double complexe (car $Q(\alpha) = Q'(\alpha) = 0$). De plus, il est congru à $P$ modulo $p$ vu que $P(\alpha) \equiv P’(\alpha) \equiv 0 \pmod p$. En multipliant $P$ et $Q$ par l'inverse $a^{-1}$ de $a$ modulo $p$ (qui existe par hypothèse), on se ramène à des polynômes unitaires et on peut ainsi appliquer la dernière proposition.

Il est clair que $P$ et $Q$ ont le même degré $k$. Notons $y_1,\ldots,y_k$ les racines de $Q$ comptées avec multiplicité (et rappelons que celles de $P$ sont notées $x_1, \ldots, x_k$). On considère alors le polynôme symétrique $S(X_1, \ldots, X_k) = \prod\limits_{i \ne j}(X_i-X_j)$. Par la proposition précédente, on a
$$\prod_{i\ne j}(x_i-x_j)\equiv\prod_{i\ne j}(y_i-y_j)\pmod p.$$ Or, le produit de droite est nul puisque $Q$ possède $\alpha$ comme racine double ! Il en découle que $$p\mid\prod_{i\ne j}(x_i-x_j)$$ pour une infinité de nombres premiers $p$ : ce produit est donc nul. Deux des racines de $P$ sont donc égales, comme voulu.

Remarque
Le nombre $a^{2n-2}\cdot (-1)^{\frac{n(n-1)}2}\cdot\prod\limits_{i\ne j}(x_i-x_j)$ est appelé le discriminant de $P$. On peut facilement vérifier que celui-ci colle avec la définition usuelle quand $P$ est de degré $2$.

5. Exemples d'application

Nous allons voir ici deux problèmes difficiles qui combinent plusieurs idées de ce chapitre.

Premier problème

Problème (Korea Winter Program Practice Test 1 2019, Problem 3)
Trouver tous les polynômes non-nuls à coefficients entiers $P\in\mathbb Z[X]$ tels que, pour tout entier $n$ et tout nombre premier $p$ qui ne divise ni $n$ ni $P(n)$, l'ordre de $n$ modulo $p$ est supérieur ou égal à l'ordre de $P(n)$ modulo $p$.

Solution
Supposons avoir un polynôme $P$ vérifiant l'énoncé et commençons par essayer de comprendre ce qu'il nous apprend sur $P$. Il dit que, quand $n$ est une racine $k$-ème de l'unité modulo $p$ (c'est-à-dire qu'on a $n^k \equiv 1 \pmod p$), $P(n)$ est une racine de l'unité d'ordre $k'\le k$ modulo $p$. À partir de cette information, on peut être tenté de montrer le même résultat pour les racines de l'unité complexes. Ici, par souci de simplicité, on montrera uniquement un résultat un peu moins fort, à savoir que $P(\omega_q)^{q!}=1$ pour toute racine $q$-ème (complexe) de l'unité $\omega_q$ avec $q$ un nombre premier suffisamment grand.

Ainsi, soit $q$ un nombre premier et $\omega_q$ une racine $q$-ème de l'unité complexe. Soit $p\equiv1\pmod q$ un nombre premier. Il existe une infinité de tels nombres premiers $p$ : c'est une conséquence du théorème de Dirichlet. Pour ceux qui y ont accès, cela peut (plus simplement) être vu comme une conséquence de ce problème. (En effet, si on suppose par l'absurde n'avoir qu'un nombre fini $p_1,\ldots,p_k$ de nombres premiers égaux à $1$ modulo $q$ (avec éventuellement $k = 0$), alors en considérant $x = q\cdot p_1 \cdot \ldots \cdot p_k$ ce problème nous indique que tout facteur premier $p$ de $y = x^{q-1}+x^{q-2}+\ldots+x+1$ est tel que $p = q$ ou $p \equiv 1 \pmod q$. Vu que $x$ est divisible par $q$ par définition, $y$ n'est pas divisible par $q$ et donc $p \neq q$. On doit donc avoir $p \equiv 1 \pmod q$. D'autre part, vu que $x$ est divisible par tous les $p_i$, $y$ n'est divisible par aucun d'eux et donc $p$ est différent de tous les $p_i$. On a donc construit un nouveau nombre premier $p$ congru à $1$ modulo $p$, ce qui contredit le fait que $p_1, \ldots, p_k$ étaient les seuls dans ce cas.)

Alors, il existe un élément $z_q$ d'ordre $q$ modulo $p$ (si $g$ est une racine primitive modulo $p$, $g^{\frac{p-1}q}$ est un tel élément d'ordre $q$) ; les autres éléments d'ordre $q$ sont $z_q^k$ pour $1\le k\le q-1$. En vue d'utiliser l'hypothèse sur $P$ avec $n = z_q^k$, supposons provisoirement que $p\nmid P(z_q^k)$ pour tout $1\le k\le q-1$. L'énoncé nous indique alors que l'ordre de $P(z_q^k)$ modulo $p$ est inférieur ou égal à $q$. En particulier, on sait que $P(z_q^k)^{q!}\equiv 1\pmod p$ (pour tout $1\le k\le q-1$). On considère maintenant les polynômes symétriques élémentaires évalués en ces nombres : d'après le théorème fondamental des polynômes symétriques (ou plus précisèment la dernière proposition du point théorique sur les polynômes symétriques), on a $$e_i(1,\ldots,1)\equiv e_i(P(z_q)^{q!},\ldots,P(z_q^{q-1})^{q!})\equiv e_i(P(\omega_q)^{q!},\ldots,P(\omega_q^{q-1})^{q!})\pmod p.$$ En effet, les polynômes $f_i=e_i(X_1^{q!},\ldots,X_k^{q!})$ sont symétriques et on a bien $$\prod_{k=1}^{q-1}(X-\omega_q^k)=X^{q-1}+\ldots+X+1\equiv\prod_{k=1}^{q-1}(X-z_q^k).$$ En prenant $p$ suffisamment grand on a ainsi $e_i(P(\omega_q)^{q!},\ldots,P(\omega_q^{q-1})^{q!})=e_i(1,\ldots,1)$ pour tout $1\le i\le q$. Finalement, $$(X-P(\omega_q)^{q!})\cdot\ldots\cdot(X-P(\omega_q)^{q!})=(X-1)^{q-1}$$ donc $P(\omega_q)^{q!}=1$ comme voulu.

Il reste cependant à vérifier que $p\nmid P(z_q^k)$ pour $p$ suffisamment grand : si c'était le cas $p$ diviserait $$\prod_{k=1}^{q-1}P(z_q^k)\equiv\prod_{k=1}^{q-1}P(\omega_q^k).$$ Pour $p$ suffisamment grand, c'est impossible, sauf si le produit de droite est nul. Pour s'assurer que ce n'est pas le cas, il suffit de choisir $q$ suffisamment grand car $f$ n'a qu'un nombre fini de racines.

Pour conclure, on remarque que $P(\omega_q^k)$ est de module $1$, donc $$1=|P(\omega_q^k)|=P(\omega_q^k)\overline{P(\omega_q^k)}=P(\omega_q^k)P\left(\frac1{\omega_q^k}\right)$$ d'où, en notant $n$ le degré de $P$, les polynômes $P(X)(X^nP(1/X))$ et $X^n$ sont égaux en $q$ points. Ainsi, en prenant $q>n$, ils sont égaux, donc $P\mid X^n$, ce qui veut dire que $P=\varepsilon X^m$ pour un certain entier $m$ et $\varepsilon\in\{-1,1\}$. En prenant $n\equiv1\pmod p$, l'ordre de $\varepsilon$ modulo $p$ est inférieur à celui de $1$, donc $P=X^m$. Finalement, ces polynômes conviennent bien.

Second problème

Voici maintenant le deuxième exemple d'application.

Problème (Problems from the Book)
Soient $a_1,\ldots,a_n$ des réels strictement positifs tels que $\sqrt[k]{a_1}+\ldots+\sqrt[k]{a_n}$ soit rationnel pour tout entier $k$. Montrer que $a_1=\ldots=a_n=1$.

Avant de résoudre ce problème, présentons les formules de Newton.

Formules de Newton
Soient $A$ un anneau et $m$ un entier. On note $$p_i(X_1,\ldots,X_m)=\sum_{j=1}^mX_j^i\in A[X_1,\ldots,X_m]$$ pour tout $i\ge0$ et $e_j(X_1,\ldots,X_m)=0$ pour $j>m$. Alors, pour tout $k\ge0$, on a $$ke_k(X_1,\ldots,X_m) = \sum_{i=0}^{k-1}(-1)^{k-i-1} e_i(X_1,\ldots,X_m) p_{k-i}(X_1,\ldots,X_m)$$

L'intérêt de cette formule est qu'elle nous permet de retrouver les $e_i$ si on connaît les $p_i$. En effet, le membre de droite ne fait apparaître que des $e_i$ pour $i< k$. Une démonstration peut être trouvée ici. Revenons au problème.

Solution
Notons $b_i=\sqrt[n!]{a_i}$. Alors, $p_k(b_1,\ldots,b_n)=\sum\limits_{i=1}^nb_i^k\in\mathbb Q$ pour tout $1\le k\le n$. Par récurrence sur $i$ avec les formules de Newton (avec $A=\mathbb Q$), on obtient que les sommes symétriques $e_i(b_1,\ldots,b_n)$ sont également rationnelles. Ainsi, d'après les formules de Viète, le polynôme
$$\prod_{i=1}^n(X-b_i)$$ est dans $\mathbb Q[X]$, donc les $b_i$ sont dans $\overline{\mathbb Q}$. On en déduit donc que les $a_i=b_i^{n!}$ sont algébriques car les nombres algébriques sont stables par multiplication. Ainsi, il existe un entier rationnel $N\ne0$ tel que $Na_1,\ldots,Na_n$ soient tous des entiers algébriques (d’après la deuxième proposition de la première section). Donc,
$$N(\sqrt[k]{a_1}+\ldots+\sqrt[k]{a_n})=N^{\frac{k-1}k}(\sqrt[k]{Na_1}+\ldots+\sqrt[k]{Na_n})$$ est un entier algébrique. Or, c'est également un rationnel. Donc c'est un entier rationnel. Ainsi, la suite
$$u_k=N(\sqrt[k]{a_1}+\ldots+\sqrt[k]{a_n})$$ converge vers $nN$ (car $\sqrt[k]a\to 1$ pour tout $a>0$ quand $k\to\infty$) et prend uniquement des valeurs entières. Elle est donc stationnaire, c'est-à-dire que, pour tout $k$ suffisamment grand $u_k=nN$. Il existe donc un $m$ tel que $u_m=nN=u_{2m}$. Or, d’après l’inégalité de Cauchy-Schwarz,
$$n=\sqrt{1^2+\ldots+1^2}\sqrt{\sqrt[m]{a_1}+\ldots+\sqrt[m]{a_n}}\ge\sqrt[2m]{a_1}+\ldots+\sqrt[2m]{a_n}=n$$ avec égalité si et seulement si les $\sqrt[2m]{a_i}$ sont proportionnels à $1$, c'est-à-dire qu'ils sont tous égaux. Comme leur somme vaut $n$, ils sont donc tous égaux à $1$ donc tous les $a_i$ valent $1$, ce qu'il fallait démontrer.

Pour plus d'exemples d'application et d'exercices, le lecteur intéressé pourra consulter l'excellent livre Problems from the Book (dont proviennent plusieurs des problèmes et exercices présentés dans ce chapitre) (ainsi que son petit frère Straight from the Book pour des solutions et de la théorie plus avancée) de T. Andreescu et G. Dospinescu.

6. Loi de réciprocité quadratique

Pour clore ce chapitre, nous allons donner une démonstration de la loi de réciprocité quadratique énoncée ici.

Loi de réciprocité quadratique
Pour tous nombres premiers impairs $p$ et $q$ avec $p\ne q$, on a
$$\left(\frac{p}{q}\right) \cdot \left(\frac{q}{p}\right) = (-1)^{\frac{p-1}{2} \frac{q-1}{2}}.$$ De plus, pour $q=2$, on a l'égalité suivante
$$\left(\frac 2p\right)=(-1)^{\frac{p^2-1}8}.$$

Commençons par nous occuper du supplément de la loi de réciprocité quadratique, c'est-à-dire du cas $q=2$.

Démonstration dans le cas $q=2$
On travaille dans $\overline{\mathbb Z}/p\overline{\mathbb Z}$ ($\overline{\mathbb Z}$ modulo $p$). Nous devons calculer $\left(\dfrac 2p\right)$, qui est pour rappel égal à la valeur de $2^{\frac{p-1}2}$ modulo $p$. Soit $z$ une racine de $X^4+1$. On a $\left(z+\frac1z\right)^2=z^2+\frac1{z^2}+2=2$ car $z^4+1=0\iff z^2+\frac1{z^2}=0$. Notons que $\frac1z$ est aussi une racine de l'unité et donc un entier algébrique. Ainsi,
$$\begin{align*}
\left(\frac 2p\right)&\equiv2^{\frac{p-1}2}\\
&=\left(z+\frac1z\right)^{p-1}\\
\implies\left(z+\frac1z\right)\left(\frac 2p\right)&=\left(z+\frac1z\right)^p\\
&\equiv\left(z^p+\frac1{z^p}\right)\pmod p.
\end{align*}$$ Si $p\equiv\pm1\pmod8$ alors $z^p+\frac1{z^p}=z^{\pm1}+\frac1{z^{\pm1}}=z+\frac1z$ car $z^8=1$ donc le membre de droite vaut $z+\frac1z$.

Si $p\equiv\pm5\pmod8$ alors $z^p+\frac1{z^p}=-\left(z^{\pm1}+\frac1{z^{\pm1}}\right)=-\left(z+\frac1z\right)$ car $z^8=1$ mais $z^4=-1$ donc le membre de droite vaut $-\left(z+\frac1z\right)$.

On vérifie facilement que dans tous les cas le membre de droite vaut $(-1)^{\frac{p^2-1}8}\cdot\left(z+\frac1z\right)$. On a ainsi $$\left(z+\frac1z\right)\left(\frac 2p\right)\equiv\left(z+\frac1z\right)\cdot(-1)^{\frac{p^2-1}8}.$$ On aimerait à présent diviser les deux côtés par $z+\frac1z$, malheureusement on n'a a priori aucune garantie que ce dernier est inversible. Heureusement, on peut transformer les $z+\frac1z$ en $2$, qui lui est bien inversible, en multipliant les deux côtés par $z+\frac1z$. Ainsi,
$$\begin{align*}
2\left(\frac 2p\right)&\equiv2(-1)^{\frac{p^2-1}8}\\
\implies\left(\frac 2p\right)&\equiv(-1)^{\frac{p^2-1}8}.
\end{align*}$$
On a
$$p\mid\left(\frac 2p\right)-(-1)^{\frac{p^2-1}8}\in\{-2,0,2\}$$ donc
$$\left(\frac 2p\right)=(-1)^{\frac{p^2-1}8}.$$

On peut maintenant passer au cas $q$ impair.

Démonstration dans le cas $q$ impair
Passons au cas général avec $p$ et $q$ impairs distincts. On prend cette fois $z$ racine de $\frac{X^q-1}{X-1}=X^{q-1}+\ldots+1$. On aimerait trouver une racine carrée de $q$ pour pouvoir faire la même chose que précédemment.

On définit les sommes de Gauss de la sorte : pour $\ell\in\mathbb Z/q\mathbb Z$ on note
$$g_\ell=\sum_{k\in\mathbb Z/q\mathbb Z}z^{\ell k}\left(\dfrac kq\right).$$ Remarquons que, pour $\ell \not\equiv 0$, la fonction $\mathbb Z / q\mathbb Z \to \mathbb Z / q\mathbb Z : k \mapsto \ell k$ est une bijection. Dès lors, en remarquant que
$$\left(\dfrac kq\right) = \left(\dfrac kq\right) \left(\dfrac \ell q\right)^2 = \left(\dfrac {\ell k}q\right)\left(\dfrac \ell q\right)$$ et en notant $k' = \ell k$ on peut voir que
$$g_\ell=\sum_{k'\in\mathbb Z/q\mathbb Z}z^{k'} \left(\dfrac {k'}q\right) \left(\dfrac \ell q\right)=\left(\dfrac\ell q\right)g,$$ où $g:=g_1$. Cette égalité est en fait également vérifiée pour $\ell \equiv 0$ puisque $\sum\limits_{k\in\mathbb Z/q\mathbb Z}\left(\frac kq\right) = 0$ : il y a autant de résidus quadratiques que de non-résidus quadratiques modulo $q$ (à savoir $\frac{q-1}2$).

Ces sommes de Gauss peuvent paraître un peu parachutées. En fait, comme vu dans la deuxième section, les conjugués de $z$ sont les $z^\ell$ avec $q\nmid\ell$. Ainsi, les conjugués de $g$ sont exactement les $g_\ell$, c'est-à-dire $g$ et $-g$. En effet, le théorème fondamental des polynômes symétriques montre qu'il ne peut pas y en avoir d'autres : $\prod\limits_{q\nmid\ell} (X-g_\ell)\in\mathbb Z[X]$. En particulier, comme $g_1$ est un polynôme unitaire en $z$ de même degré que son polynôme minimal mais distinct, $g$ est non-nul donc irrationnel mais $g^2$ n'a qu'un seul conjugué : c'est un entier rationnel ! On va procéder à un double-comptage astucieux pour calculer ce dernier.

Pour tout $n\in\mathbb Z/q\mathbb Z$, la somme $\delta(n):=\sum\limits_{k=0}^{q-1}z^{kn}$ vaut $q$ si $q\mid n$ et $\dfrac{z^{qn}-1}{z^n-1}=0$ sinon car $z^q=1$. Ainsi,
$$\begin{align*}
\left(\dfrac{-1}q\right)g^2&=g_\ell g_{-\ell}\\
&=\sum_{i\in\mathbb Z/q\mathbb Z}z^{\ell i}\left(\dfrac iq\right)\sum_{j\in\mathbb Z/q\mathbb Z}z^{-\ell j}\left(\dfrac jq\right)\\
&=\sum_{i,j\in\mathbb Z/q\mathbb Z}z^{\ell (i-j)}\left(\dfrac{ij}q\right).\\
\end{align*}$$ En sommant sur tous les $\ell\in\mathbb Z/q\mathbb Z$, on trouve donc
$$\begin{align*}
(q-1)\left(\dfrac{-1}q\right)g^2&=\sum_{\ell\in\mathbb Z/q\mathbb Z}\sum_{i,j\in\mathbb Z/q\mathbb Z}\left(\dfrac{ij}q\right)z^{\ell (i-j)}\\
&=\sum_{i,j\in\mathbb Z/q\mathbb Z}\left(\dfrac{ij}q\right)\sum_{\ell\in\mathbb Z/q\mathbb Z} z^{\ell (i-j)}\\
&=\sum_{i,j\in\mathbb Z/q\mathbb Z}\left(\dfrac{ij}q\right)\delta(i-j)\\
&=\sum_{i,j\in\mathbb Z/q\mathbb Z}\left(\dfrac{i^2}q\right)q\\
&=(q-1)q.
\end{align*}$$ Ainsi, $g^2=\left(\frac{-1}q\right)q=(-1)^{\frac{q-1}2}q.$ On peut maintenant refaire la même chose que précédemment :
$$\begin{align*}
\left(\frac qp\right)&\equiv q^{\frac{p-1}2}\\
&=\left((-1)^{\frac{q-1}2}g^2\right)^{\frac{p-1}2}&\text{car $g^2=(-1)^{\frac{q-1}2}q$}\\
&=(-1)^{\frac{p-1}2\cdot\frac{q-1}2}\cdot g^{p-1}\pmod p\\
\end{align*}$$ donc
$$\begin{align*}
\left(\frac qp\right)\cdot g&=(-1)^{\frac{p-1}2\cdot\frac{q-1}2}\cdot g^p\\
&\equiv(-1)^{\frac{p-1}2\cdot\frac{q-1}2}\cdot g_p&\text{par Frobenius}\\
&=(-1)^{\frac{p-1}2\cdot\frac{q-1}2}\cdot\left(\frac pq\right)g\pmod p.
\end{align*}$$ En multipliant les deux côtés par $(-1)^{\frac{q-1}2}g$ on trouve alors $$\left(\frac qp\right)\cdot q\equiv(-1)^{\frac{p-1}2\cdot\frac{q-1}2}\cdot\left(\frac pq\right)\cdot q$$ Donc, comme $p\nmid q$, $$p\mid \left(\frac{p}{q}\right) \cdot \left(\frac{q}{p}\right)- (-1)^{\frac{p-1}{2} \frac{q-1}{2}}\in\{-2,0,2\}$$ ce qui signifie de nouveau que $$\left(\frac{p}{q}\right) \cdot \left(\frac{q}{p}\right) = (-1)^{\frac{p-1}{2} \frac{q-1}{2}}.$$