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Polynôme minimal

Bien que cette section n'ait pas vraiment d'application directe, elle introduit certaines définitions qui vont nous permettre de manipuler les nombres algébriques plus facilement.

Définition

On a vu précédemment que $2+\sqrt[4]3$ était racine de $(X-2)^4-3$, mais est-ce le plus petit polynôme ayant cette propriété ? Il est naturel de se demander, étant donné un nombre algébrique $z$, quel est le polynôme de plus petit degré s'annulant en $z$, et, plus généralement, quel est l'ensemble de tous les polynômes s'annulant en $z$.

Définition (polynôme minimal)
Soit $z\in\overline{\mathbb Q}$ un nombre algébrique. On définit un polynôme minimal de $z$ comme un polynôme $P\in\mathbb Q[X]$ non-nul, unitaire, de degré minimal, tel que $P(z)=0$. On dit également que $z$ est un nombre algébrique de degré $n$ si ses polynômes minimaux sont de degré $n$.

Montrons que le polynôme minimal est unique, et qu'il nous permet de déterminer tous les autres polynômes s'annulant en $z$.

Lemme
Soit $z\in\overline{\mathbb Q}$ et soit $\Pi_z$ un de ses polynômes minimaux. Alors, pour un polynôme $P \in \mathbb Q[X]$, on a $P(z)=0$ si et seulement si $\Pi_z\mid P$.

Démonstration
Il est clair que si $\Pi_z\mid P$ alors $P(z)=0$. Supposons à présent par l'absurde qu'il existe $P\in\mathbb Q[X]$ tel que $P(z)=0$ mais $\Pi_z\nmid P$.

Soit $P=\Pi_zQ+R$ la division euclidienne de $P$ par $\Pi_z$. Alors, on a également $R(z)=0$ et $R\in\mathbb Q[X]$, mais $0\le\deg R<\deg\Pi_z$. Après multiplication par un certain rationnel, on obtient un polynôme unitaire de degré strictement inférieur à celui de $\Pi_z$, ce qui contredit sa minimalité.

Ainsi, la condition que le polynôme minimal soit unitaire assure son unicité : si $\Pi_z$ et $\Pi_z'$ sont deux polynômes minimaux de $z$, alors $\Pi_z\mid\Pi_z'$ et $\Pi_z'\mid\Pi_z$, ce qui implique que $\Pi_z=\Pi_z'$ puisqu'ils sont tous deux unitaires. On parlera donc dorénavant du polynôme minimal du nombre algébrique $z$, et on le notera $\Pi_z$.

Par exemple, $X^2+1$ est le polynôme minimal de $i$, et $X-\frac12$ celui de $\frac12$. Une remarque intéressante à faire est qu'un polynôme minimal est toujours irréductible (dans $\mathbb Q[X]$). En effet, si on avait $\Pi_z=PQ$ avec $P, Q$ unitaires non constants alors on aurait $P(z)=0$ ou $Q(z)=0$ avec $\deg P,\deg Q<\deg\Pi_z$, ce qui contredirait bien sûr la minimalité de $\Pi_z$. Réciproquement, si $P \in \mathbb Q[X]$ est un polynôme unitaire irréductible ayant une racine $z$, alors il doit être un multiple de $\Pi_z$ au vu du lemme précédent, ce qui n'est possible que si $P = \Pi_z$ (puisqu'il est irréductible).

Pour répondre à la question de départ, $X^4-3$ est irréductible d'après le critère d'Eisenstein pour $p=3$, donc $(X-2)^4-3$ aussi, et il s'agit donc bien du polynôme minimal de $2+\sqrt[4]3$.

Conjugués

On peut à présent, étant donné un nombre algébrique $z$, définir ses conjugués. Notez bien que, même si $z$ est un nombre complexe, il ne s'agit pas ici du conjugué complexe défini dans un précédent chapitre. Il faudra donc être prudent : selon le contexte le terme conjugué peut signifier différentes choses.

Définition (conjugués)
Soit $z\in\overline{\mathbb Q}$ un nombre algébrique. Les conjugués de $z$ sont les racines complexes de son polynôme minimal $\Pi_z$. Elles sont au nombre de $n = \deg \Pi_z$ (on inclut $z$ dans ses propres conjugués).

On rappelle qu'un polynôme $P$ irréductible dans $\mathbb Q[X]$ est toujours à racines simples dans $\mathbb C$. En effet, s'il avait une racine double $\alpha$, alors $X-\alpha$ diviserait à la fois $P$ et sa dérivée $P'$, donc $\mathrm{pgcd}(P,P')$ serait non-constant et $P$ ne serait alors pas irréductible (car divisible par $\mathrm{pgcd}(P,P')$). Remarquons que, comme le pgcd de deux polynômes s'obtient avec l'algorithme d'Euclide, $\mathrm{pgcd}(P,P′)$ est bien à coefficients rationnels car $P$ et $P′$ le sont. Ainsi, un nombre algébrique de degré $n$ possède toujours $n$ conjugués distincts.

Par exemple, les conjugués de $\sqrt D$ quand $D\in\mathbb Z$ n'est pas un carré parfait sont $\sqrt D$ et $-\sqrt D$, car ce sont les deux racines du polynôme irréductible $X^2-D$. Un exemple plus élaboré est celui d'une racine $p$-ème de l'unité $\omega\ne1$ avec $p$ un nombre premier. Comme vu à la fin de ce point théorique, $\frac{X^p-1}{X-1}$ est irréductible donc les conjugués de $\omega$ sont les autres racines $p$-ème de l'unité distinctes de $1$.

Le lemme précédent nous permet donc d'affirmer que si $P(z)=0$, alors $P(z')=0$ pour tout conjugué $z'$ de $z$ (avec $P$ un polynôme à coefficients rationnels). Il est donc souvent intéressant de regarder les conjugués des nombres algébriques qui interviennent dans certaines équations car, du point de vue de $\mathbb Q[X]$, il n'y a aucune différence entre un nombre algébrique et ses conjugués : la situation est parfaitement symétrique pour des équations polynomiales (à coefficients rationnels).

Bien sûr, d'après le deuxième lemme de ce point théorique, si $z'$ est un conjugué de $z$, alors $\overline {z'}$ (le conjugué complexe) en est un aussi. En fait, on peut faire un parallèle plus grand avec le conjugué complexe. Si on prenait le polynôme minimal à coefficients dans $\mathbb R$ au lieu de $\mathbb Q$ (qui serait alors toujours de degré $1$ ou $2$ selon que le nombre est réel ou non), alors les résultats précédents tiendraient toujours, et l'ensemble des conjugués d'un nombre complexe $z$ serait exactement $\{z,\overline z\}$ : le nombre lui-même et son conjugué complexe.

Enfin, voici un exemple illustrant l'utilité de regarder les conjugués d'un nombre algébrique.

Problème
Soit $x$ un nombre réel et $n\ge3$ un entier. On suppose que $x^2-x$ et $x^n-x$ sont tous deux entiers. Montrer que $x$ est entier.

Solution
Notons $x^2-x=a \in \mathbb Z$ et $x^n-x=b \in \mathbb Z$. On voit tout de suite que $x$ est un entier algébrique puisqu'il est racine du polynôme $X^2-X-a \in \mathbb Z[X]$ (et même aussi du polynôme $X^n-X-b \in \mathbb Z[X]$). Si $x$ est rationnel, alors il est entier puisque $\overline{\mathbb Z}\cap \mathbb Q=\mathbb Z$. On suppose donc par l'absurde que $x$ est irrationnel. Comme $x$ est racine de $\Pi=X^2-X-a$, le polynôme minimal de $x$ est de degré $1$ ou $2$. Or $x$ est supposé irrationnel, donc il n'est pas racine d'un polynôme de degré $1$. Ainsi, $\Pi$ doit forcément être son polynôme minimal.

Notons $y$ le conjugué de $x$ distinct de lui-même. Alors, le problème devient symétrique entre $x$ et $y$ : on a aussi $y^2-y=a$ et $y^n-y=b$. En particulier, $x^n-x=y^n-y$.

Or, $\{x,y\}=\left\{\frac{1+\sqrt{4a+1}}2,\frac{1-\sqrt{4a+1}}2\right\}$. C'est là que tout va se jouer : même si $x$ et $y$ sont symétriques du point de vue de $\mathbb Q$, ils ne le sont pas du point de vue de $\mathbb R$. Plus précisement, il y en a un qui est strictement plus grand que l'autre en valeur absolue.

Pour finir, en supposant sans perte de généralité (par symétrie) que $x=\frac{1+\sqrt{4a+1}}2$ et $y=\frac{1-\sqrt{4a+1}}2$, on montre que $$|x^n-x|=x^n-x>|y|^n+|y|\ge|y^n-y|$$ ce qui est une contradiction puisqu'ils doivent être tous deux égaux à $|b|$. Plus précisément, on a $a\ge0$ car $x$ et $y$ sont réels et même $a\ge1$ car ils sont irrationnels. Ainsi, $\delta=\frac{\sqrt{4a+1}}2\ge\frac{\sqrt5}2>1$. Le reste n'est plus que des inégalités grossières, l'idée clé étant de regarder les conjugués. D'une part, $$x^n-x=\left(\delta+\frac12\right)^n-\left(\delta+\frac12\right)\ge\delta^n+\frac12C_n^1\delta^{n-1}+\frac14C_n^2\delta^{n-2}-\left(\delta+\frac12\right)$$ d'après le binôme de Newton. Or, comme $n\ge3$ et $\delta>1$, cette quantité là est supérieure à $\delta^n+\frac32\delta+\frac34\delta-\delta-\frac12>\delta^n+\delta-\frac12$. D'autre part, $$|y|^n+|y|=\left(\delta-\frac12\right)^n+\left(\delta-\frac12\right)\le\delta^n+\delta-\frac12.$$

Remarque
Avec quelques considérations analytiques supplémentaires, on peut en fait même montrer que l'égalité $$\left(\frac12+\delta\right)^n-\left(\frac12+\delta\right)=\left(\frac12-\delta\right)^n-\left(\frac12-\delta\right)$$ est impossible pour $\delta$ un réel irrationnel, montrant ainsi que sous les hypothèses plus faibles $x^2-x$ et $x^n-x$ rationnels on peut quand même déduire que $x$ est rationnel.

Le cas des entiers algébriques

Pour clore cette section, on donne un critère efficace permettant de décider si un nombre algébrique donné est un entier algébrique ou non.

Proposition
Soit $z\in\overline{\mathbb Q}$. Alors $z\in\overline{\mathbb Z}$ si et seulement si son polynôme minimal est à coefficients entiers.

Démonstration
On admet ici que les entiers algébriques sont stables par addition et par multiplication (ce qui sera démontré plus tard). Il est clair que si $\Pi_z$ est à coefficients entiers alors $z$ est un entier algébrique. Réciproquement, on suppose maintenant que $z$ est un entier algébrique, c'est-à-dire une racine de $P\in\mathbb Z[X]$ unitaire. On a alors vu que $\Pi_z\mid P$ donc les conjugués $z_1,\ldots,z_n$ de $z$ sont aussi des entiers algébriques. Finalement, d'après les formules de Viète, les coefficients de $\Pi_z$ valent $$(-1)^k\cdot\sum_{i_1 < \ \ldots \ < i_k}z_{i_1} z_{i_2}\ldots z_{i_k}$$ et sont donc des entiers algébriques. Comme ils sont aussi rationnels, ils sont entiers : $\Pi_z\in\mathbb Z[X]$ comme voulu.

Cette proposition permet par exemple de caractériser les entiers algébriques de la forme $a+\sqrt b$ pour $a,b\in\mathbb Q$. Cet exercice est laissé au lecteur. (Note : $b$ n'a pas besoin d'être positif, dans le cas contraire on prendra pour $\sqrt b$ une racine complexe quelconque.)