Nous allons voir ici deux problèmes difficiles qui combinent plusieurs idées de ce chapitre.
Supposons avoir un polynôme $P$ vérifiant l'énoncé et commençons par essayer de comprendre ce qu'il nous apprend sur $P$. Il dit que, quand $n$ est une racine $k$-ème de l'unité modulo $p$ (c'est-à-dire qu'on a $n^k \equiv 1 \pmod p$), $P(n)$ est une racine de l'unité d'ordre $k'\le k$ modulo $p$. À partir de cette information, on peut être tenté de montrer le même résultat pour les racines de l'unité complexes. Ici, par souci de simplicité, on montrera uniquement un résultat un peu moins fort, à savoir que $P(\omega_q)^{q!}=1$ pour toute racine $q$-ème (complexe) de l'unité $\omega_q$ avec $q$ un nombre premier suffisamment grand.
Ainsi, soit $q$ un nombre premier et $\omega_q$ une racine $q$-ème de l'unité complexe. Soit $p\equiv1\pmod q$ un nombre premier. Il existe une infinité de tels nombres premiers $p$ : c'est une conséquence du
théorème de Dirichlet. Pour ceux qui y ont accès, cela peut (plus simplement) être vu comme une conséquence de
ce problème. (En effet, si on suppose par l'absurde n'avoir qu'un nombre fini $p_1,\ldots,p_k$ de nombres premiers égaux à $1$ modulo $q$ (avec éventuellement $k = 0$), alors en considérant $x = q\cdot p_1 \cdot \ldots \cdot p_k$ ce problème nous indique que tout facteur premier $p$ de $y = x^{q-1}+x^{q-2}+\ldots+x+1$ est tel que $p = q$ ou $p \equiv 1 \pmod q$. Vu que $x$ est divisible par $q$ par définition, $y$ n'est pas divisible par $q$ et donc $p \neq q$. On doit donc avoir $p \equiv 1 \pmod q$. D'autre part, vu que $x$ est divisible par tous les $p_i$, $y$ n'est divisible par aucun d'eux et donc $p$ est différent de tous les $p_i$. On a donc construit un nouveau nombre premier $p$ congru à $1$ modulo $p$, ce qui contredit le fait que $p_1, \ldots, p_k$ étaient les seuls dans ce cas.)
Alors, il existe un élément $z_q$ d'ordre $q$ modulo $p$ (si $g$ est une racine primitive modulo $p$, $g^{\frac{p-1}q}$ est un tel élément d'ordre $q$) ; les autres éléments d'ordre $q$ sont $z_q^k$ pour $1\le k\le q-1$. En vue d'utiliser l'hypothèse sur $P$ avec $n = z_q^k$, supposons provisoirement que $p\nmid P(z_q^k)$ pour tout $1\le k\le q-1$. L'énoncé nous indique alors que l'ordre de $P(z_q^k)$ modulo $p$ est inférieur ou égal à $q$. En particulier, on sait que $P(z_q^k)^{q!}\equiv 1\pmod p$ (pour tout $1\le k\le q-1$). On considère maintenant les polynômes symétriques élémentaires évalués en ces nombres : d'après le théorème fondamental des polynômes symétriques (ou plus précisèment la dernière proposition du point théorique sur les polynômes symétriques), on a $$e_i(1,\ldots,1)\equiv e_i(P(z_q)^{q!},\ldots,P(z_q^{q-1})^{q!})\equiv e_i(P(\omega_q)^{q!},\ldots,P(\omega_q^{q-1})^{q!})\pmod p.$$ En effet, les polynômes $f_i=e_i(X_1^{q!},\ldots,X_k^{q!})$ sont symétriques et on a bien $$\prod_{k=1}^{q-1}(X-\omega_q^k)=X^{q-1}+\ldots+X+1\equiv\prod_{k=1}^{q-1}(X-z_q^k).$$ En prenant $p$ suffisamment grand on a ainsi $e_i(P(\omega_q)^{q!},\ldots,P(\omega_q^{q-1})^{q!})=e_i(1,\ldots,1)$ pour tout $1\le i\le q$. Finalement, $$(X-P(\omega_q)^{q!})\cdot\ldots\cdot(X-P(\omega_q)^{q!})=(X-1)^{q-1}$$ donc $P(\omega_q)^{q!}=1$ comme voulu.
Il reste cependant à vérifier que $p\nmid P(z_q^k)$ pour $p$ suffisamment grand : si c'était le cas $p$ diviserait $$\prod_{k=1}^{q-1}P(z_q^k)\equiv\prod_{k=1}^{q-1}P(\omega_q^k).$$ Pour $p$ suffisamment grand, c'est impossible, sauf si le produit de droite est nul. Pour s'assurer que ce n'est pas le cas, il suffit de choisir $q$ suffisamment grand car $f$ n'a qu'un nombre fini de racines.
Pour conclure, on remarque que $P(\omega_q^k)$ est de module $1$, donc $$1=|P(\omega_q^k)|=P(\omega_q^k)\overline{P(\omega_q^k)}=P(\omega_q^k)P\left(\frac1{\omega_q^k}\right)$$ d'où, en notant $n$ le degré de $P$, les polynômes $P(X)(X^nP(1/X))$ et $X^n$ sont égaux en $q$ points. Ainsi, en prenant $q>n$, ils sont égaux, donc $P\mid X^n$, ce qui veut dire que $P=\varepsilon X^m$ pour un certain entier $m$ et $\varepsilon\in\{-1,1\}$. En prenant $n\equiv1\pmod p$, l'ordre de $\varepsilon$ modulo $p$ est inférieur à celui de $1$, donc $P=X^m$. Finalement, ces polynômes conviennent bien.
Soient $A$ un anneau et $m$ un entier. On note $$p_i(X_1,\ldots,X_m)=\sum_{j=1}^mX_j^i\in A[X_1,\ldots,X_m]$$ pour tout $i\ge0$ et $e_j(X_1,\ldots,X_m)=0$ pour $j>m$. Alors, pour tout $k\ge0$, on a $$ke_k(X_1,\ldots,X_m) = \sum_{i=0}^{k-1}(-1)^{k-i-1} e_i(X_1,\ldots,X_m) p_{k-i}(X_1,\ldots,X_m)$$
L'intérêt de cette formule est qu'elle nous permet de retrouver les $e_i$ si on connaît les $p_i$. En effet, le membre de droite ne fait apparaître que des $e_i$ pour $i< k$. Une démonstration peut être trouvée
. Revenons au problème.
Notons $b_i=\sqrt[n!]{a_i}$. Alors, $p_k(b_1,\ldots,b_n)=\sum\limits_{i=1}^nb_i^k\in\mathbb Q$ pour tout $1\le k\le n$. Par récurrence sur $i$ avec les formules de Newton (avec $A=\mathbb Q$), on obtient que les sommes symétriques $e_i(b_1,\ldots,b_n)$ sont également rationnelles. Ainsi, d'après les formules de Viète, le polynôme
$$\prod_{i=1}^n(X-b_i)$$ est dans $\mathbb Q[X]$, donc les $b_i$ sont dans $\overline{\mathbb Q}$. On en déduit donc que les $a_i=b_i^{n!}$ sont algébriques car les nombres algébriques sont stables par multiplication. Ainsi, il existe un entier rationnel $N\ne0$ tel que $Na_1,\ldots,Na_n$ soient tous des entiers algébriques (d’après la deuxième proposition de la première section). Donc,
$$N(\sqrt[k]{a_1}+\ldots+\sqrt[k]{a_n})=N^{\frac{k-1}k}(\sqrt[k]{Na_1}+\ldots+\sqrt[k]{Na_n})$$ est un entier algébrique. Or, c'est également un rationnel. Donc c'est un entier rationnel. Ainsi, la suite
$$u_k=N(\sqrt[k]{a_1}+\ldots+\sqrt[k]{a_n})$$ converge vers $nN$ (car $\sqrt[k]a\to 1$ pour tout $a>0$ quand $k\to\infty$) et prend uniquement des valeurs entières. Elle est donc stationnaire, c'est-à-dire que, pour tout $k$ suffisamment grand $u_k=nN$. Il existe donc un $m$ tel que $u_m=nN=u_{2m}$. Or, d’après l’
inégalité de Cauchy-Schwarz,
$$n=\sqrt{1^2+\ldots+1^2}\sqrt{\sqrt[m]{a_1}+\ldots+\sqrt[m]{a_n}}\ge\sqrt[2m]{a_1}+\ldots+\sqrt[2m]{a_n}=n$$ avec égalité si et seulement si les $\sqrt[2m]{a_i}$ sont proportionnels à $1$, c'est-à-dire qu'ils sont tous égaux. Comme leur somme vaut $n$, ils sont donc tous égaux à $1$ donc tous les $a_i$ valent $1$, ce qu'il fallait démontrer.
Pour plus d'exemples d'application et d'exercices, le lecteur intéressé pourra consulter l'excellent livre
(dont proviennent plusieurs des problèmes et exercices présentés dans ce chapitre) (ainsi que son petit frère
.